Texte par Fabien Grasser

Le Luxembourg s’oppose à la levée des brevets sur les vaccins contre le Covid-19, alors que les pays riches s’arrogent l’écrasante majorité des doses au détriment des nations les plus défavorisées. Le ministre des Affaires étrangères justifie cette position que le Grand-Duché a défendu en mars devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC).    

L’histoire exemplaire du vaccin contre la polio tourne depuis des mois sur les réseaux sociaux: en 1953, Jonas Salk refuse de breveter le vaccin qu’il vient de mettre au point contre cette maladie qui atteint des millions d’enfants. Interrogé sur les raisons de son choix, le biologiste américain répond: « Un brevet ? Pourrait-on breveter le soleil ? C’est le peuple qui détient le brevet. »

Près de 70 ans plus tard, autre époque, autre mœurs face à la pandémie de Covid-19. Les laboratoires refusent de lever les brevets sur les vaccins qu’ils commercialisent contre le coronavirus. Les pays européens et les Etats-Unis soutiennent ce refus obstiné privant la majeure partie de la planète d’accéder à un vaccin pourtant présenté comme la seule solution à même d’éradiquer la pandémie. 

« Le monde est face à un échec moral catastrophique », s’est offusqué en janvier le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus. Les pays riches, soit 16% de la population mondiale, concentrent environ 60% des doses administrées à ce jours alors que les pays à « revenu faible » n’en n’ont obtenu que 0,1%. De nombreuses voix dénoncent cette situation, à commencer par les professionnels de la santé. C’est aussi le cas du rapport annuel d’Amnesty International paru mardi ou encore du pape François à l’occasion des fêtes pascales. 

Face à cette inégalité aussi injustice que mortifère, l’Inde et l’Afrique du Sud ont demandé à l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) de statuer en faveur de la levée des brevets sur les vaccins contre le Covid-19, afin d’en étendre la production qui demeure insuffisante. Lors d’une réunion tenue le 10 mars, leur demande a été rejetée à l’initiative des pays riches, parmi lesquels le Luxembourg et les autres Etats membres de l’UE.

Coopérer avec les laboratoires

Le ministre des Affaires étrangères a justifié la position du Grand-Duché ce vendredi 2 avril, affirmant que, pour les pays pauvres, la question des brevets est somme toute secondaire. « De nombreux pays sont confrontés à des défis systémiques et financiers tels que des systèmes de soins de santé et d’approvisionnement fragiles et sous-financés, un nombre limité de travailleurs de la santé ou du matériel de chaîne du froid inadéquat, la rareté des matières premières, les pénuries de personnel qualifié […] ainsi qu’à une bureaucratie excessive », affirme Jean Asselborn, en réponse à une question parlementaire. Autrement dit, selon le ministre, les systèmes de santé des pays émergeant et pauvres ne sont pas assez performants pour mener des campagnes de vaccination efficaces et encore moins pour produire les vaccins. Bien que le chef de la diplomatie reconnaisse que les laboratoires détenteurs des brevets sont aujourd’hui incapables d’assurer une production suffisante, il juge que ce problème ne pourra être résolu que par « le biais d’une coopération étroite » avec ces mêmes sociétés. 

Protéger la propriété intellectuelle

Faisant sien l’argument déployé par l’industrie pharmaceutique, Jean Asselborn en appelle à un « équilibre prudent entre d’une part la protection de la propriété intellectuelle, incitation cruciale à l’innovation, et d’autre part la promotion d’un accès généralisé aux médicaments et aux soins de santé ». Plus que le souci de la santé publique, ce serait la concurrence entre sociétés privées qui garantit les avancées de la recherche. La démonstration est hasardeuse si l’on considère les subventions publiques accordées depuis un an par les pays européens et les Etats-Unis aux laboratoires privés pour financer leurs recherches sur le vaccin : quelque 10 milliards d’euros, dont 3 milliards sont allés aux cinq premiers acteurs du secteur, ceux que l’on appelle communément « Big Pharma ». A ce jour, seul AstraZeneca s’est engagé à ne pas tirer profit des vaccins qu’il commercialise.   

« Les pays les plus pauvres se demandent si les pays riches pensent vraiment ce qu’ils disent quand ils parlent de solidarité », a interrogé, il y a deux semaines, le directeur de l’OMS. Tout comme les experts en santé publique et les scientifiques, il pointe le danger sanitaire du refus des Occidentaux à partager les vaccins en augmentant leur production : « Cela peut donner une sécurité à court terme, mais c’est un faux sentiment de sécurité. Plus le Covid circule, plus il y a de variants qui circulent et émergent, plus il est probable que les vaccins existants ne soient pas efficaces. ». A vouloir ménager à tout prix les profits de leur industrie pharmaceutique, les pays riches prennent ainsi le risque de prolonger indéfiniment la crise. 

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