Les mafias prospèrent plus que jamais depuis la pandémie. Les gangs à l’ancienne cèdent le pas à des organisations qui créent de nouveaux modèles d’entreprises criminelles transnationales. Leurs poids deviennent une menace pour la sécurité mondiale, la démocratie et l’État de droit, mettent en garde policiers et magistrats. Trafic de drogues, contrefaçons et crime environnemental tiennent le haut du pavé, à côté de petites arnaques par internet qui peuvent tous nous cibler dans notre quotidien.
Par Fabien Grasser
Le petit-fils a perdu son téléphone. Avec le smartphone d’un copain, il avertit son grand-père qu’il va changer de numéro. Mais il lui faut pour cela des sous pour acheter son nouveau GSM et il demande donc à son grand-père de lui virer la somme nécessaire sur un compte dont il lui transmet les coordonnées. Au besoin, son copain peut aussi venir chercher l’argent chez lui… Évidemment, dans cette histoire, il n’y a pas de petit-fils et encore moins de copain. Ce stratagème, destiné à extorquer de l’argent, le plus souvent à des personnes âgées, est connu sous le nom « d’arnaque au grand-père » ou au « petit-fils ». Entre le 13 et le 23 novembre 2023, cette escroquerie a mené à l’arrestation de dix personnes au Luxembourg, dont « une bonne partie » a été écrouée, indique la police, sans en préciser le nombre exact. Il ne s’agit pas des organisateurs de l’arnaque, mais de « money mules », des individus qui, à l’instar des mules qui convoient la drogue, se chargent de transférer le butin à son destinataire, commanditaire de l’opération. Il s’agit d’intermédiaires qui mettent leur compte en banque ou leur carte de crédit à disposition pour faire transiter l’argent volé vers d’autres comptes, parfois multiples et domiciliés dans divers pays, ce qui permet de brouiller les pistes. En contrepartie de la transaction, ils touchent une commission. Ces mules ne savent pas toujours avec qui ils traitent. Dans l’affaire luxembourgeoise, elles ont été recrutées via Snapchat ou d’autres réseaux sociaux. « Souvent, il s’agit de jeunes personnes ou de personnes dans une situation financière précaire », précise la police grand-ducale dans un communiqué du 27 novembre dernier. Cela n’en fait pas moins des complices et les peines encourues par une « money mule » vont d’un à cinq ans d’emprisonnement et/ou d’une amende de 1.250 euros à 1,2 million d’euros.
Les investigations en cours diront peut-être si le coup a été monté par des petits malins dans la région ou par un gang international de truands chevronnés. Car aussi insignifiante que puisse paraître la somme extorquée (quelques centaines d’euros), ce type d’arnaque peut rapporter gros, une fois multiplié des centaines ou des milliers de fois. Et le crime organisé transnational y prospère depuis de nombreuses années.
Le coup de la veuve éplorée
Nous avons tous reçu un jour le mail d’une veuve éplorée nous proposant, pour des raisons obscures, de transférer des millions de dollars sur le compte qu’on lui indiquera… Ce que la plupart d’entre nous se gardent bien de faire. Cette tentative de duperie, désormais un peu éventée, est souvent le fait de réseaux opérant depuis le Nigeria, les « cults ». Certaines de ces mafias, comme celle du « Delta », sont comparées à la ‘Ndrangheta italienne par leur structuration familiale. Elles opèrent plus largement dans le trafic de drogue et la prostitution dans nombre de grandes villes européennes. Les petits dealers et prostituées envoyés dans les rues sont le plus souvent des victimes de traite humaine, candidats à une vie meilleure, ignorant de ce qui les attend en Europe.
Avec des services et usages numériques de plus en plus perfectionnés, les subterfuges comme « l’arnaque au grand-père » ont gagné en efficacité et crédibilité. Et le covid a formidablement amplifié le phénomène. D’abord désarçonné par le confinement, la fermeture des frontières et l’arrêt d’une partie de l’activité économique, le crime organisé s’est rapidement montré « résilient ». Il s’est adapté à cette situation, où tout un chacun a passé plus de temps sur internet qu’à l’accoutumée. Les personnes seules et celles effrayées par la maladie étaient des cibles particulièrement vulnérables. L’arnaque s’est fait aux sentiments, mais aussi, au début de la pandémie, sur la vente par correspondance de masques, gel ou médicaments, comme la chloroquine. Des produits jamais livrés, ou alors de contrebande, avec les risques sanitaires afférents. Parfois, ce sont des États qui ont été visés. Une fausse promesse de livraison de masques à l’Allemagne, pour 2,3 millions d’euros, avait été détectée à temps et les faux vendeurs arrêtés au Nigeria. Des rançongiciels avaient aussi paralysé des hôpitaux en pleine pandémie, témoignant du cynisme absolu des auteurs des attaques. Les modes opératoires n’étaient pas neufs, mais ces escroqueries ont explosé à la faveur de pandémie.
Menace pour la sécurité mondiale
Depuis, le soufflé n’est pas réellement retombé et, dans son communiqué du 27 novembre, la police grand-ducale reconnaît que ce type d’arnaque et le phishing ont fait de nombreuses victimes au Luxembourg depuis décembre 2022. Ces escroqueries ne sont qu’un des nombreux terrains sur lesquels s’étend la criminalité organisée transnationale. Le phénomène prend de l’ampleur, s’accordent policiers et magistrats spécialisés dans sa traque. Là encore, le covid a été un levier, renforçant la mainmise des truands sur l’économie légale. Le cas de l’Italie est souvent cité, où les mafias ont massivement investi ou racheté des entreprises proches de la faillite. Avec, dans de nombreux pays, une prédilection pour les sociétés de transport dont les flottes de camions peuvent facilement servir aux trafics de toute nature. Ce blanchiment des revenus illicites est favorisé par un système financier perméable et pas forcément très regardant sur l’origine des fonds.
« Politiquement, il faut prendre conscience de l’imbrication du crime organisé dans le système financier », nous affirmait, en octobre 2020, Chantal Cutajar, directrice du Collège européen des investigations financières et analyse financière criminelle (CEIFAC), en marge d’une conférence sur le crime organisé et le covid : « Les politiques doivent comprendre comment leurs décisions peuvent servir le crime organisé. Pour les criminels, le but est de générer suffisamment d’argent pour acheter la décision politique. Le crime organisé est un poison pour la démocratie qu’il déconstruit en favorisant la corruption à l’échelle planétaire », prévenait alors la directrice de cet organisme qui siège à Strasbourg.
Plus de trois ans ont passé et le constat n’a pas changé, il est même plus alarmant. « La pandémie de covid a accéléré d’énormes changements sociétaux – et dans un aucun domaine, cela n’est plus vrai que dans la criminalité organisée transnationale », écrit le secrétaire général d’Interpol, Jürgen Stock, dans une tribune parut dans des médias internationaux, fin novembre. L’organisation de coordination policière mondiale, qui célèbre ses 100 ans cette année, a publié une déclaration à l’intention des décideurs politiques, lors de son assemblée générale, tenue à Vienne en novembre. « La lutte contre la criminalité transnationale organisée doit devenir une priorité nationale en matière de sécurité au niveau mondial », exhorte Interpol. « Il y a une épidémie de criminalité organisée transnationale et elle constitue désormais une crise de la sécurité mondiale », abonde Jürgen Stock dans sa tribune. « Les groupes criminels du monde entier utilisent le dark web et d’autres outils pour créer un tout nouveau modèle d’entreprise – l’époque des codes du silence au sein de groupes soudés est révolue ; ces groupes criminels ne savent même pas avec qui ils travaillent et établissent des connexions anonymes en ligne », poursuit le secrétaire général d’Interpol. « Ils étendent leurs marchés à l’échelle mondiale tout en opérant sous le radar et souvent sans être détectés, sapant simultanément l’État de droit et la démocratie dans ces pays », se désole-t-il.
Plus de 5.000 organisations criminelles sont aujourd’hui recensées dans la seule Union européenne, dont 70% opèrent dans au moins trois pays. La nature tentaculaire de Cosa Nostra ou des triades chinoises fait exception parmi une multitude d’organisations de taille plus modeste ou moins médiatisée.
Le Luxembourg montré du doigt
Au niveau mondial, le trafic de drogues reste le business le plus lucratif, générant des profits estimés entre 250 à 350 millions de dollars annuels, selon les sources. S’agissant d’activités illégales, il est toujours difficile d’évaluer l’impact financier réel de la criminalité organisée et les chiffres varient d’un organisme à l’autre. Quoi qu’il en soit, après les stupéfiants, la contrefaçon semble la deuxième activité criminelle la plus payante. Depuis quelques années, la délinquance environnementale s’est hissée en troisième place de ce funeste classement, générant entre 110 et 280 milliards de dollars de profits par an. Surtout, s’inquiète Interpol, ses bénéfices progressent d’environ 14% par an.
Encore mal définie, la criminalité environnementale recoupe le commerce illégal d’espèces sauvages, le vol et la contrebande de carburant, l’extraction illégale et le commerce de l’or, de diamants et d’autres minerais et ressources précieuses, le trafic et le rejet illégal de déchets toxiques et électroniques ainsi que les crimes liés à la pêche illicite. Ces activités sont très corruptrices, allant du simple fonctionnaire des douanes qui signe une autorisation d’exportation de bois précieux dont le commerce est prohibé, au responsable politique qui autorise l’implantation d’une décharge de produits toxiques dont il sait qu’elle ne respectera pas les normes. Cette délinquance est singulièrement alarmante avec la menace existentielle pesant sur le climat et la biodiversité.
Pour faire face au fléau de la criminalité transnationale, Interpol plaide pour un échange d’informations et une coordination accrus entre polices à l‘échelle mondiale. « Que peut faire un policier local face à un criminel qui se trouve à 7.000 kilomètres de chez lui ? », s’interroge Jürgen Stock, le secrétaire général de l’organisation. Il constate aussi « le fait que les investissements des forces de l’ordre dans la technologie ont été largement dépassés par les criminels ».
Selon le principe « follow the money », les enquêteurs traquent de plus en plus le blanchiment des profits. « L’argent du crime organisé est comme l’ADN dans un crime de sang », soutient Chantal Cutajar, la directrice du CEIFAC, dont la mission est précisément de former policiers et magistrats à ce champ d’investigation. Le Luxembourg, les Pays-Bas ou encore Malte, par l’importance de leur secteur financier, sont souvent montrés du doigt comme facilitateurs du blanchiment. Ces pays bloquent régulièrement les initiatives de Bruxelles pour lutter plus efficacement contre le phénomène. L’intention n’est pas tant de protéger les truands que de maintenir des législations permettant aux multinationales et grandes fortunes d’échapper aux impôts. Le crime organisé utilise souvent le même type de montage pour le blanchiment.
Ces dernières années, le Grand-Duché a néanmoins renforcé les moyens humains et les compétences de sa Cellule de renseignement financier (CRF), un organe dont sont dotés la plupart des États pour lutter contre les flux financiers illicites, tant criminels que terroristes. La CRF luxembourgeoise s’est même construit une réputation d’experte dans la lutte contre les « escroqueries au président. Ce stratagème ressemble à s’y méprendre à « l’arnaque au grand-père », révélé par la police en novembre. Comme quoi, quand on veut !