©Screenshot conférence IPW

Présente dans la sphère artistique depuis plusieurs années, Deborah de Robertis est une artiste luxembourgeoise qui réalise des performances et des vidéos, mettant son corps en scène pour apporter un point de vue féminin à des œuvres majeures.  

On vous considère comme une artiste et féministe engagée, qu’en pensez-vous?  

« On dit souvent que je suis une « artiste féministe ». Or, je distingue l’artiste et la  féministe. Bien sûr, en tant que femme je suis profondément féministe, mais en tant qu’artiste je suis engagée sur un autre terrain. 

La position la plus féministe qu’il soit est de mettre en avant le fait d’être simplement artiste. Et en ce sens avoir les mêmes droits qu’un homme. L’art, en tout cas le mien, va au-delà du militantisme en tant que tel. Mon travail est de penser la forme, de créer. L’art n’est pas militant, il est politique.

À mes yeux c’est d’autant plus important en tant que « femme artiste » qui travaille avec son corps de se positionner en mettant l’accent sur la forme, car le regard de la société se focalise sur le corps. Comme si l’aspect pictural, plastique, la composition, ces éléments majeurs dans la création d’une image, n’existaient pas. Pourtant, ces choix esthétiques et conceptuels font « œuvre » et donnent toute sa puissance à mon geste. Si j’avais exposé mon sexe dans ma salle de bain au réveil en prenant une photo avec mon téléphone, je ne pense pas que cette image aurait fait le tour du monde. J’ai également noté que l’on réduit le travail d’une artiste uniquement à son militantisme. C’est une façon de me dire que je ne suis pas artiste, ce n’est pas féministe. » 

Il est donc important pour vous de séparer l’art et le féminisme ? 

« Se battre pour ses droits et créer une œuvre sont deux choses différentes. Mon travail n’est pas au service du féminisme même s’il fait avancer les choses de ce point de vue.

Par exemple, concernant ma performance Miroir de l’Origine, sous L’origine du monde de Gustave Courbet, des personnes m’ont demandé au début si c’était pour militer pour les poils pubiens. Alors, entendons-nous bien, je ne suis pas contre cette interprétation. Mais en tant qu’artiste, je refuse de réduire une œuvre d’art complexe et multiple au fait de militer pour les poils, les règles, ou autres causes importantes. Si j’utilise du sang, ce que j’ai fait de nombreuses fois, c’est pour des raisons picturales et pas uniquement pour exposer un tabou qui ne devrait pas en être un. Si ça dégoute les hommes de voir des poils ou des règles, c’est leur problème.

Amalgamer activisme et art quand il s’agit d’une « femme artiste », c’est faire une différence de traitement. Les œuvres des hommes seraient complexes, interprétées, décryptées pendant des siècles… alors qu’en tant qu’autrices on ne pourrait pas faire mieux que de créer des œuvres à message unique, se justifier de nos corps, nos poils, ou nos sexes et leur laisser le privilège de la création ? Donc je sépare le militantisme de la création artistique. Cette position est plus juste et plus féministe que l’inverse contrairement à ce qu’on pense. » 

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©My body My art Sat 3

Quel est votre engagement au niveau du féminisme ? 

« Pour moi, c’est le quotidien. Je me bats tous les jours en tant que féministe pour imposer mon travail d’artiste. Mon combat féministe et mon engagement principal sur le plan politique et public se situent dans cette lutte pour faire reconnaître mon travail comme étant de l’art. Mes oeuvres repensent les modèles féminins en désacralisant les « grands maitres » masculins et pointent l’invisibilité des femmes actrices dans l’histoire de l’art.

Toutefois, il faut différencier la production que je réalise du combat que je mène pour imposer cette production. Je ne sépare pas la femme de l’artiste, mais je considère que la société patriarcale nous force à jouer plusieurs rôles en même temps pour lutter contre la misogynie donc je me dédouble : La femme féministe porte l’œuvre de l’artiste. Et quand je le fais pour moi, je le fais pour toutes les autres femmes artistes en même temps.» 

Vos performances sont connues pour leur côté « provocant », mais si vous pouviez résumer leurs objectifs, que diriez-vous ? 

« Les mecs ont déshabillé les femmes depuis la nuit des temps et personne n’a jamais dû en expliquer l’objectif. Le fait que l’on me pose cette question en tant que femme prouve à quel point il y a une inégalité entre les genres. Quand un homme déshabille une femme, tout le monde voit pourquoi, mais quand une femme le fait, on cherche à comprendre son objectif. Ce qui appuie l’inégalité dans la réflexion sur l’œuvre.

Une œuvre d’art n’a pas pour but d’être efficace avec un objectif unique. Non, on ne peut pas la comprendre avec un tweet ou un post Facebook. Il faut rappeler qu’elle doit être analysée. Le spectateur doit être actif. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de but, bien sûr que si, mais avant de dire l’une de mes intentions, il fallait que je fasse cette introduction. » 

Pouvez-vous nous expliquer l’une de vos intentions avec Miroir de l’origine ? 

« Une de mes intentions était de repenser L’Origine du monde d’un point de vue contemporain, par la performance. Il devait y avoir une vraie femme, incarnée. L’idée était de donner un point de vue au modèle du tableau de Courbet qui représente un sexe sans visage. Le sexe, objet du regard, devait sortir de cet état passif et mortifère pour renvoyer son regard au spectateur et au monde.

Ce renversement permet de sortir le corps de l’état d’objet. Je ne critique pas la peinture de Courbet, mais la position dans laquelle les femmes, qui ont toujours été les muses de l’artiste, sont présentées dans l’histoire de l’art. On retrouve cette absence de regard dans ce tableau, même si je le trouve très important et révolutionnaire. Ce regard des femmes absent de l’histoire. J’ai réincarné ce sexe à partir de ce vide. C’est important aussi de regarder les titres dans les médias en 2014 : « Une femme a montré son sexe. ». Non, je ne l’ai pas montré, j’ai posé avec tout mon corps et je fais ce geste d’ouvrir mon sexe. L’ouverture du sexe et du regard sont simultanés.

On se rend compte à quel point on est conditionnée, car la plupart des gens qui me contactent ont l’impression d’avoir vu mon sexe. Personne ne l’a jamais vu. À ce moment-là, il est politique, plastique et c’est très important de faire cette nuance. On axe sur sa vision comme si je l’avais montré en gros plan. C’est très révélateur de l’imaginaire conditionné par la pornographie mainstream. On ne se rend même pas compte qu’il ne fait que 2mm sur la photographie issue de ma performance. D’ailleurs, j’ai gagné mes procès parce que sur les photos de mes performances, il a été jugé qu’on ne pouvait pas voir les organes génitaux et c’est là où mon geste révèle notre conditionnement et les cadres misogynes qui emprisonnent notre regard sur le corps des femmes.

Tel est l’enjeu principal de mon travail. On est censés voir une femme, un regard, les mains… Est-ce que quelqu’un m’a demandé pourquoi je portais des gants ? Depuis 8 ans, personne ne m’a jamais posé la question. »

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“Miroir de l’origine” ©Deborah De Robertis

Avez-vous d’autres projets en ce moment ?  

« Je travaille sur un film, un projet qui mêle cinéma et performance et je compte vraiment revenir au Luxembourg pour le faire. Je me tourne activement vers plusieurs productions luxembourgeoises. J’ai eu des retours très positifs qui m’ont ravie. C’est une réadaptation du tableau Olympia qui déconstruit la dimension patriarcale et coloniale du tableau. Je travaille dessus depuis plus d’un an, j’ai fait énormément d’introspections, de recherches pour le réaliser. À travers ce tableau, je peux traiter plusieurs sujets à la fois. On va dire que ce sera un peu mon #metoo cinématographique. C’est une critique du milieu de l’art. » 

Quelles femmes vous inspirent le plus ? 

« Il y en a tant : Pina Bausch dont le travail m’a profondément marquée. Marilyn Monroe me bouleverse par son génie intellectuel et le sexisme mortifère qui l’a tuée, Maria Callas et cette autorité qu’elle incarne avec autant de beauté, mais aussi Gena Rowlands ou Goldshifte Farahani que je trouve troublante de vérité, d’intelligence et de grâce. Et Béatrice Dalle, j’adore sa liberté de parole. C’est une artiste vraie, comme si elle était nue face à nous. J’ai de l’admiration pour cette façon qu’elle semble avoir de se moquer complètement de ce que les gens pensent. Elle est ultra politique et féministe sans même le revendiquer. Je la trouve dense, sans filtre, elle assume ses paradoxes et ça la rend vivante. Cette liberté d’être au-delà même du militantisme, de s’assumer pleinement, c’est l’émancipation. Et je la trouve des plus féministes pour le coup. J’aspire à cette liberté. » 

Pour vous, qu’est-il important de rappeler au monde en ce mois de la femme ? 

« Que le mois de la femme devrait être tous les jours. » 

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