Artiste inclassable et surdoué, le pianiste canadien Chilly Gonzales échappe à tous les codes et se plaît à performer sur les salles philharmoniques du monde entier vêtu d’un peignoir et chaussé de pantoufles. Ses concerts sont des œuvres à part entière durant lesquelles l’artiste provoque autant qu’il émerveille grâce à ses compositions nourries par le monde du rap et de la pop notamment. De passage à la Philharmonie le 10 décembre pour présenter au public luxembourgeois son album A very Chilly Christmas, nous avons eu l’immense bonheur d’échanger avec ce compositeur qui met un point d’honneur à proposer des performances homériques inoubliables.
Interview : Charlotte Kaiser & Mathieu Rosan – Images : Alfonso Salguerio
Quels ont été les compositeurs qui ont nourri votre envie de devenir l’artiste que vous êtes aujourd’hui ?
Je me suis énormément inspiré des artistes pop que j’écoutais pendant ma jeunesse, dans les années 80. En parallèle de mon éducation musicale classique dispensée par mon grand-père, qui était mon premier professeur de piano, je m’émerveillais devant les performances scéniques de Michael Jackson, Prince ou encore Lionel Richie.
En dehors du piano et du répertoire classique, quels sont les artistes que vous écoutez le plus ?
J’écoute beaucoup de rap américain, français mais également allemand. Je suis fasciné par ce style de musique. Pour moi c’est l’un de ceux où l’on retrouve actuellement le plus d’émotions et d’innovations sonores. C’est un mouvement musical terriblement galvanisant car il est sans cesse en action. J’adore l’univers du rappeur suisse Makala par exemple. J’aime également les artistes que tout le monde apprécie comme Snoop Dog, Rick Ross ou encore Freddie Gibbs.
Que ce soit dans vos compositions ou dans vos performances live, on sent une volonté de transgression très forte. D’où vient-elle et pourquoi ce sentiment est-il si présent dans votre créativité ?
La transgression existe en relation avec la rédemption. Il faut donc transgresser pour arriver à créer une œuvre, il faut une certaine dissonance pour arriver à une harmonie dans la musique. Je crois que le concert, c’est pareil. Quand il est trop poli, trop lisse, cela ne représente pas la réalité. Les gens, lorsqu’ils vont à un concert, lorsqu’ils lisent un roman, ou plus généralement lorsqu’ils consomment une œuvre créative, ils s’attendent à retrouver une certaine tension. C’est mon travail de créer cette tension et cette dissonance pour atteindre un ensemble plus cohérent dans lequel naît l’espoir. Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas. Dans de nombreux concerts auxquels j’assiste, je ne retrouve pas cette fameuse transgression. Il n’y a pas assez d’inconfort. Le confort est l’ennemi du concert. L’artiste doit toujours se mettre dans un état d’incommodité pour incarner une lutte. Sur ces deux heures et demi, il faut que le public assiste à un drame. Comme dans un bon film ou un bon livre, on veut que les choses soient compliquées pour que les personnages puissent se surpasser et atteindre finalement leur but.
Justement, il a quelque chose d’animal et d’instinctif chez vous lorsque vous êtes en concert. Qu’est-ce que représente ce moment de partage avec le public pour vous ?
Nous préparons le concert avec une sagesse quelque peu conservatrice. Nous répétons d’arrache-pied, nous essayons de maîtriser en maximum la partie technique des œuvres que l’on va jouer. Il faut mémoriser des paroles, structurer le concert… Mais une fois sur scène, on déchire ce que l’on a planifié, ce que l’on a couché à l’écrit. Certes, la préparation compte, mais elle n’existe plus dès lors que le rideau s’ouvre. Ensuite, il faut faire confiance à son instinct et donner la chance à quelque chose de spontané, de vrai. C’est pour cela que nous employons l’expression « bête de scène ». À juste titre, nous ne parlons pas de professeur de scène. Laisser ressortir le côté animal est absolument nécessaire en concert. Mais cela ne veut pas dire qu’un concert ne se prépare pas. On ne peut pas être dans une préparation purement « intello » et faire le même concert à chaque représentation, ni dans une prestation trop animale. Il faut jongler entre les deux parties.
Finalement, quelle place occupe le « show man » que vous êtes par rapport au pianiste ?
Sans les œuvres, il n’y a pas de concert. Les gens se déplacent pour les écouter. Si je n’étais qu’un show man, je serais sûrement en train de faire un spectacle comique. Sans cette fondation musicale qui représente quand même le cœur de mon concert, je ne me permettrais jamais d’ajouter tout ce côté sensationnel et ludique. Je n’oserais pas provoquer comme je le fais actuellement. Je suis d’abord un compositeur et un artiste. Pour que ma musique ait davantage de pouvoir et d’impact sur les spectateurs, sans toucher la pureté de mes compositions, je vais en quelque sorte la rendre dramatique. Il faut prendre le public par la main et lui montrer ce fameux drame. Dans certains pays, où je ne fais pas de concert, les gens ne connaissent que mes albums. Leur seule interaction se fait avec l’œuvre au piano. Je ne me vois pas faire que du show au même titre que du piano un peu ennuyant.
Dans la construction de l’artiste que vous êtes, il y a un vrai paradoxe entre votre volonté d’être un bon élève qui respecte les codes de la musique classique, et d’un autre côté, votre côté provocateur un brin irrespectueux. Comment avez-vous trouvé l’équilibre dans cette ambivalence ?
Disons que je suis allé beaucoup trop loin dans les deux sens. Au début, avant de faire ces albums piano, j’étais surtout connu pour être un provocateur. Mais à un moment donné, cela ne sert plus à rien de crier. Le fait de choquer les gens devient trop prévisible. Lorsque j’ai fait mon premier album piano, je suis tombé amoureux de ce silence. Je me suis dit : « enfin, je peux rêver d’un monde où je suis un artiste pur sans avoir besoin de rajouter quelque chose en plus ». J’espérais que le public me comprenne seulement au travers de mes compositions. Je suis peut-être allé trop loin dans ce côté ennuyant de l’artiste. C’est un travail permanent de trouver l’équilibre entre ces deux aspects. Parfois, à l’issue de certains de mes concerts, lorsque je me pose, je me dis que je suis allé trop loin dans un sens ou l’autre. Soit j’ai été un trop bon élève, soit j’ai été trop provocateur. Mais quelque fois, j’atteins ce fameux sweet spot, cet équilibre parfait, et j’en suis extrêmement satisfait.
Dans cette folie qui vous rend unique, on sent également une volonté importante de garder une âme d’enfant. Est-ce que ces jeunes années continuent d’inspirer le « Gonzo » contemporain ?
Absolument ! Je ne connais pas beaucoup d’artistes matures… Ce qui m’attire chez mes amis, qui sont très créatifs, c’est bien ce côté immature. Mon sens de l’humour l’est d’ailleurs énormément. Quelque part c’est le travail de l’artiste de ne pas perdre cette connexion avec l’enfant qu’il était. Lorsque l’on rencontre quelqu’un chez qui l’on ne retrouve aucune trace de sa jeunesse, c’est un peu triste. Ce sont des gens assez distants à qui je ne suis pas certain de faire confiance. Il ne faut pas lobotomiser l’enfant de son caractère.
Vous remplissez les salles du monde entier vêtu d’un peignoir et chaussé de pantoufles. On imagine que pour vous c’est la meilleure tenue pour jouer du piano…
Cela fait beaucoup de boulot visuellement et d’effet, sans que je sois obligé de passer des heures au maquillage. J’enfile mes pantoufles, mon peignoir et c’est parti ! Lorsque je me regarde dans le miroir, je vois Chilly Gonzales. C’est ma signature. Je ne suis pas David Bowie, j’aime le fait d’être prêt ultra rapidement. La tenue, que l’on porte aisément chez soi, accentue ce côté intimité exagérée que je souhaite mettre en avant. Monter sur la scène de la Philharmonie constitue alors une sorte d’insolence que j’adore ! Cette salle de 2 000 personnes devient comme mon salon pour moi.
Justement, vous serez en concert à la philharmonie le 10 décembre prochain pour présenter au public luxembourgeois votre album A very Chilly Christmas. Pourquoi avez-vous souhaitez déconstruire le concept de l’album de Noël ?
Je ne l’ai pas vraiment déconstruit. Il y a de nombreuses traditions autour des albums de Noël. J’ai simplement voulu apporter ma patte à cette histoire. J’ai réalisé ce projet en 2020, je suis en mode Noël mais pas plus que ça.
Il y a beaucoup de nostalgie dans cet album. Comme si vous aviez le souhait de retrouver ce que vous chérissiez dans les musiques de Noël de votre enfance…
J’ai galéré à trouver de la bonne musique de Noël pendant des années, j’ai donc décidé de faire cet album dans lequel je combine des classiques plus modernes et des morceaux pop. J’ai fait l’œuvre musical que je cherchais et que je ne trouvais pas.
À quoi peut s’attendre le public de la Philharmonie le 10 décembre prochain ?
Le public va découvrir quelques nouveaux détails dans ma tenue. Le peignoir et les pantoufles seront toujours là, n’ayez crainte ! Je vais jouer des nouvelles musiques, composées en 2020 et 2021. Pendant ces deux années où j’ai moins joué, j’ai eu le temps d’aller plus loin dans ma réflexion musicale. Il y aura aussi des musiques de Noël. Je vais faire de mon mieux pour transcender mon public luxembourgeois et que l’on vive un moment unique. J’espère aller encore plus loin que lors de mon dernier passage…