Le 14 février, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné le Luxembourg pour violation de la liberté d’expression de Raphaël Halet, l’un des deux lanceurs d’alerte des LuxLeaks. C’est l’épilogue d’un combat de 10 ans mené par le Lorrain contre l’injustice fiscale et pour la reconnaissance de sa bonne foi.

Par Fabien Grasser

« Mon message est qu’il ne faut jamais abandonner quand une cause est juste » : le 14 février dernier, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a donné raison à Raphaël Halet, l’un des lanceurs d’alerte du scandale d’évasion fiscale LuxLeaks. Les magistrats de Strasbourg ont condamné le Luxembourg pour violation de la liberté d’expression de l’ancien employé de PWC. Épilogue judiciaire d’une affaire commencée en 2012, plus d’une décennie au cours de laquelle le Lorrain a fait preuve d’une persévérance à toute épreuve pour faire reconnaître l’intérêt général de son combat. « Ce qui me fait le plus plaisir, c’est de voir la plus haute instance juridique reconnaître que tous les arguments et informations que j’ai apportés étaient justes, non contestés et nécessaires au débat démocratique », réagit-il à la sortie de la salle d’audience de la CEDH, après avoir pris connaissance de l’arrêt.

La vie de Raphaël Halet bascule en mai 2012 lors des premières révélations sur les tax-rulings luxembourgeois, dans l’émission Cash Investigation. L’enquête, diffusée sur France 2, se base sur 10.000 documents issus de PWC Luxembourg. Ils montrent comment le cabinet de conseil négociait au nom de multinationales et pour elles des décisions fiscales anticipées – les tax rulings – avec l’administration luxembourgeoise. Ces montages complexes, appelés rescrits fiscaux en français, étaient utilisés par de grands groupes pour échapper aux impôts dans les pays où ils réalisaient leurs bénéfices. Parmi les bénéficiaires, des noms connus comme Amazon, Prada, Apple ou Ikea. Nombre de ces entreprises n’ont alors pas de réelle activité au Grand-Duché, se contentant souvent d’une simple adresse hébergée par des sociétés spécialisées dans la domiciliation.

Devant sa télé, Raphaël Halet comprend qu’il participe bien malgré lui à ce lucratif système de « boîtes aux lettres » par lequel des multinationales échappent à des dizaines de milliards d’euros d’impôts, au détriment des recettes publiques de nombreux États. Employé frontalier au département « Tax » de PWC, il se trouve au cœur du réacteur. Il y scanne et archive les documents fiscaux des multinationales. Sans en aviser sa famille ou ses proches, il contacte le journaliste français Edouard Perrin, auteur de l’enquête de Cash Investigation. À l’issue de plusieurs échanges, il lui transmet les déclarations fiscales de 14 multinationales. Contrairement aux premiers documents difficiles à décrypter pour un profane, ceux-ci montrent concrètement les sommes en jeu. Un argument que la justice luxembourgeoise refusera de prendre en compte, comme le montre la suite. En attendant, ces nouvelles révélations font l’objet d’un second volet de Cash Investigation sur les rulings luxembourgeois, diffusé en juin 2013.

Un accord secret et menaçant

Le 5 novembre 2014, la foudre s’abat sur le Luxembourg : ce jour-là, 40 médias dans le monde font éclater le scandale dans une enquête internationale qu’ils baptisent « LuxLeaks ». Fédéré par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), ce travail de longue haleine vient encore écorner l’image du pays, déjà considéré comme un paradis fiscal. Il met en évidence son implication dans l’industrie de l’évasion fiscale, l’un des moteurs de l’accroissement des inégalités au niveau mondial.

Dans le même temps, une autre histoire s’écrit en coulisses. PWC a identifié le premier lanceur d’alerte qui avait fait fuiter des dizaines de milliers de documents. Il s’agit du Vosgien Antoine Deltour, un auditeur qui a quitté la société en octobre 2010. Il est inculpé par la justice luxembourgeoise le 14 novembre 2014 pour vol de données. Il rompt l’anonymat dès le lendemain en prenant la parole dans les médias. Le journaliste Edouard Perrin est également poursuivi pour son travail journalistique.

« On a payé physiquement, on a payé mentalement, on a payé financièrement. Et dans une telle affaire, c’est tout l’environnement familial qui est impacté »

Mais il faut attendre le 26 mai 2016 et l’ouverture du procès en première instance, devant le tribunal de Luxembourg, pour voir apparaître le nom de Raphaël Halet, le second lanceur d’alerte, resté jusque-là dans l’ombre. Et pour cause. Après une perquisition à son domicile en Moselle, fin 2014, PWC lui fait signer un accord secret actant son licenciement et l’obligeant au silence. Le cabinet l’assure qu’il ne sera pas poursuivi en justice à condition qu’il ne parle jamais de son rôle dans l’affaire. Au cas contraire, il s’expose au paiement de 10 millions d’euros de dommages. Une pression énorme pèse sur ses épaules. Mais le deal est rompu par la justice luxembourgeoise qui l’inculpe malgré tout en janvier 2015.

À l’issue d’un procès très médiatisé, Raphaël Halet et Antoine Deltour, qui encouraient de lourdes peines, sont condamnés à des amendes minimes et à de la prison avec sursis. Tous deux font appel du jugement. En seconde instance, le journaliste est définitivement acquitté, mais les deux lanceurs d’alerte à nouveau condamnés. Les magistrats reconnaissent bien que les deux hommes ont agi de de bonne foi. Ils jugent néanmoins le préjudice subi par PWC supérieur à l’intérêt des révélations, alors même que le scandale LuxLeaks rebat les cartes de la fiscalité internationale, introduisant de nouvelles règles pour les entreprises et les États.

Le préjudice de PWC jamais chiffré

Les deux anciens employés du cabinet d’audit se pourvoient en cassation dans l’espoir de voir la justice luxembourgeoise enfin reconnaître leur statut plein et entier de lanceur d’alerte. Ce sera chose faite en janvier 2018 pour Antoine Deltour. Mais pas pour Raphaël Halet dont le pourvoi est rejeté, toujours au motif que la divulgation de déclarations fiscales n’a rien apporté de neuf et significatif au débat après les premières révélations.

Raphaël Halet apparaît alors totalement isolé. Mais pas résigné, car il ne peut accepter ce jugement de Salomon, le condamnant tout en reconnaissant qu’il a agi dans le seul but de lancer l’alerte. Il introduit un recours devant la CEDH. En mai 2021, celle-ci conclut cependant à la non-violation de l’article 10 sur la liberté d’expression de la Convention européenne des droits de l’homme, sur le fondement de laquelle il attaque le Grand-Duché. La partie semble définitivement perdue, si ce n’est la mince chance d’obtenir un renvoi de l’affaire devant la grande chambre de la CEDH. Le renvoi est accepté.

L’ultime acte de ce long combat judiciaire se joue donc le 14 février dernier sous la grisaille de la capitale alsacienne, où siège la juridiction supranationale. La grande salle d’audience de la CEDH est quasiment déserte : seuls Raphaël Halet, son épouse et ses enfants sont présents, aux côtés d’une petite poignée de journalistes. On est loin de l’effervescence des procès au Luxembourg, où les lanceurs d’alerte étaient bruyamment accueillis par leurs soutiens, parfois plusieurs centaines de personnes.

La lecture de l’arrêt par la juge irlandaise Síofra O’Leary prend moins de cinq minutes. Il conclut à la violation de la liberté d’expression de Raphaël Halet et condamne en outre le Luxembourg à lui verser 15.000 euros pour dommage moral et 40.000 euros au titre des frais de justice. L’arrêt enrichit avantageusement la jurisprudence en faveur des lanceurs d’alerte, renforçant le droit pour un salarié d’une société privée à révéler des pratiques couvertes par le secret professionnel quand il les juge illégales ou douteuses. « Le signal pour les multinationales et les États est que, à l’avenir, ils nuiront à leur image s’ils s’attaquent à un lanceur d’alerte », se réjouit Raphaël Halet. « C’est aussi le message d’espoir que j’ai voulu donner en allant au bout de la procédure. »

Les déclarations fiscales de multinationales « connues du grand public » ont apporté « un éclairage nouveau, dont il convient de ne pas minorer l’importance dans le contexte d’un débat sur l’évitement fiscal, la défiscalisation et l’évasion fiscale », estime la CEDH, écartant ainsi les arguments de la justice luxembourgeoise. Les magistrats européens reconnaissant un préjudice pour l’image de PWC mais souligne qu’il n’a jamais été clairement établi. Dans les faits, le cabinet a vu son chiffre d’affaires doublé en dix ans, passant de 260 millions d’euros en 2012, année des premières révélations, à plus de 500 millions en 2022.

« C’est un pays qui a été mis en déroute »

La CEDH ayant examiné le fond de l’affaire, elle étrille aussi sérieusement la politique fiscale du Grand-Duché. : « La divulgation a contribué à dresser un tableau des pratiques fiscales en vigueur au Luxembourg, de leur impact à l’échelle européenne ainsi que des stratégies fiscales mises en place par des sociétés multinationales de renom pour déplacer artificiellement des bénéfices vers des pays à faible imposition et, ainsi, éroder les assiettes fiscales d’autres États. » Pour Raphaël Halet, « cet arrêt montre qu’un citoyen peut avoir raison de se battre contre un paradis fiscal ou une multinationale ». « C’est un pays qui a été mis en déroute, un paradis fiscal au sein de l’Europe », insiste-t-il.

Pour les lanceurs d’alerte des LuxLeaks, la victoire est totale et définitive. Mais à quel prix ? « On a tous gagné sur le fond, mais sur la forme c’était des années de galère et d’une certaine manière nous avons payé chèrement nos révélations », dit Antoine Deltour, contacté au lendemain de la décision de la CEDH. « On a payé physiquement, on a payé mentalement, on a payé financièrement. Et dans une telle affaire, c’est tout l’environnement familial qui est impacté », nous confirme Raphaël Halet. Il évoque ces années d’angoisse et de lendemains incertains, surmontés d’abord grâce à l’appui inconditionnel de son épouse Sophie, mais aussi des milliers d’anonymes et célébrités qui ont témoigné leur soutien.

Pour mobiliser et sensibiliser le public à l’injustice de l’évasion fiscale, « j’ai participé à d’innombrables débats et conférences alors que ce n’est pas du tout dans ma nature de m’exposer », raconte-t-il. Comme Antoine Deltour, il a organisé des campagnes de dons pour faire face aux frais de défense. « Les dommages accordés par la CEDH couvrent à peine le quart des dépenses », assure Raphaël Halet. « Malgré les vicissitudes, les hauts et les bas qu’on a connus pendant ces onze années, ça valait le coup », veut-il croire. Alors que le fisc luxembourgeois accordait chaque année des milliers de tax-rulings avant les révélations, ce nombre est tombé à moins de 60 aujourd’hui.

Pour Raphaël Halet, la décision de la CEDH signe « la fin d’un parcours », mais pas celle de son combat pour l’équité : « Rien qu’en France, l’évasion fiscale, ce sont 80 à 100 milliards d’euros d’impôts non payés chaque année, alors qu’on met le pays sens dessus dessous pour un déficit de 15 milliards sur les retraites. La lutte contre l’évasion fiscale doit être une priorité politique et de développement économique… » Sur les réseaux sociaux, Raphaël Halet accompagne désormais ses posts sur l’évasion fiscale du hashtag « Never give up ». C’est bien le message : n’abandonne jamais !