En dînant à la table installée dans les cuisines, on observe Anne-Sophie Pic, la femme chef la plus étoilée au monde, à l’oeuvre dans le restaurant de ses aïeuls qu’elle a réinvesti avec “audace”, quitte à faire grincer des dents.
“Petite fille, je traversais la cuisine ici pour sortir de la maison”, raconte-t-elle à la Maison Pic à Valence, dans le sud-est de la France, distinguée par trois étoiles au guide Michelin depuis 2007. L'”âme” de son grand-père André, un des premiers chefs récompensés par le Michelin dans les années 30, et de son père Jacques est là et les photos de famille omniprésentes. Mais les choix et le style de cette petite femme de 53 ans, aux yeux rieurs et à la voix douce, n’ont rien à voir avec les “codes” d’avant.
La cuisine, qu’elle a refaite “de manière plus féminine” avant de l’ouvrir à des clients avec une “table d’hôte”, est d’un blanc éclatant, le personnel s’affaire presque sans bruit. Une douceur qui tranche avec l’image d’un milieu réputé pour sa violence. Ici “c’est d’une autre époque”, assure Anne-Sophie Pic. Son père pouvait élever la voix, cela lui est aussi arrivé à ses débuts. Mais “ce n’est pas en criant qu’on se fait respecter”.
Diplômée d’une école de commerce et n’ayant fait aucun apprentissage culinaire, elle prend les rênes de la maison en 1997 peu après la mort de son père, succédant à son frère “qui n’a pas pu mener le combat”.
Snobée
Dans les cuisines, on lui fait alors comprendre qu’elle “n’a pas (sa) place”. Auréolée de dix étoiles pour ses restaurants à Valence, Paris, Londres, Lausanne, Singapour et Megève et élue en 2011 meilleure femme chef au monde par le classement 50 Best, elle ne fait pas l’unanimité chez ses confrères en France. Il est d’usage qu’ils se restaurent les uns chez les autres, mais presque aucun n’est venu à Valence, ou alors sur le tard, comme Alain Ducasse il y a deux ans.
Ce qu’elle trouve “extrêmement vexant”, et s’ajoute à des séries de commentaires déplaisants. Quand, par exemple, un chef l’aborde pour lui demander d’arrêter d’ouvrir des restaurants et de “laisser la place aux autres”. Ou quand certains mettent son succès sur le compte de son mari, David Sinapian, président du groupe Pic qui l’encourage, reconnaît-elle, à ouvrir de nouvelles tables. “Je n’appartiens à aucune caste, cela fait ma différence aussi. En tant qu’autodidacte, j’ai une forme de liberté et cela déplaît”, analyse-t-elle.
Repousser les limites
Dans l’assiette, elle fait ce qui, selon son père, “ne se faisait pas”: travaille les produits “pas nobles” comme la betterave, ose les accords de saveurs inédits comme huître-café-whisky et transforme la garniture en un plat: le “berlingot” devenu signature, qu’elle sublime avec du thé matcha, du cresson et de la bergamote. Elle s’attaque au sacré: le pain et le vin. Le pain au maïs aromatisé au miel est servi avec du beurre infusé au poivre, une “hérésie” pour certains.
“On fait fermenter le pain pour le déploiement des arômes, ce serait idiot de ne pas y ajouter d’autres trames aromatiques”, se défend la cheffe. Comme alternative au vin, elle propose des accords avec des “boissons cuisinées” sans alcool. Elle juge dépassée la règle des trois ingrédients en s’inspirant des parfums où il y en a “15, 20, 30”: “c’est ce que je recherche dans mes sauces”.
“L’imprégnation” par les moyens de marinades, fumages ou cuisson à vapeur qui permet aux arômes de s’épanouir est la philosophie de sa cuisine. Son obsession du moment est la “fermentation”, pour encore plus de goût. “Si on ne va pas sur les sentiers qu’on connaît pas, on ne progresse pas. Si la tradition n’évolue pas, elle s’arrête”, lance Anne-Sophie Pic, appuyée dans ses “audaces” par sa cheffe sommelière, l’Argentine Paz Levinson et la Japonaise Tamaki Kobayashi, son bras droit au restaurant de Valence.