La réduction du temps de travail au Luxembourg, proposition audacieuse et polémique, pourrait être un des enjeux de la campagne électorale de 2023. Le monde du travail post-COVID-19 peut-il concilier ambitions sociétales et productivité ? Quelles seraient les implications d’une telle mesure pour les travailleurs et les entreprises, et sur l’attractivité du pays ?
Par Isabelle Conotte
Travailler moins pour vivre mieux
La pandémie de COVID-19 a été le déclencheur d’une révolution dans le monde du travail avec la mise en place de manières innovantes de travailler comme la généralisation du télétravail, des aménagements originaux et une flexibilité inédite. En modifiant notre manière de travailler, la crise sanitaire a généré une remise en question, parfois radicale, de nos modes de vie. Elle a produit des réorientations de carrières, plongé les salariés dans des réflexions existentielles et marqué de manière profonde et durable la relation au travail laissant émerger un objectif : passer moins de temps au bureau. Depuis, le télétravail et le flex office ont été généralisés dans de nombreuses entreprises et la Belgique est même passée à la semaine de quatre jours en proposant aux employés du privé et public, après autorisation de leur employeur, de réaliser leurs heures de travail sur quatre jours au lieu de cinq.
C’est dans ce contexte, en début d’année, que le ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Économie sociale et solidaire, Georges Engel, a lancé le débat sur la réduction du temps de travail (RTT) au Luxembourg. Alors que le Premier ministre, Xavier Bettel, membre du Demokratesch Partei (DP) est pour une flexibilisation du temps de travail, Georges Engel, membre du Lëtzebuerger Sozialistesch Aarbechterpartei (LSAP), se positionne pour une réduction concrète du temps de travail, déclarant même qu’il n’est pas opposé à une semaine de 36 heures. S’il rallie les syndicats à sa cause, il soulève une levée de boucliers du côté du patronat qui s’indigne d’une telle proposition alors que le Grand-Duché doit faire face à une pénurie de main d’œuvre dans de nombreux secteurs. Par la voix de son directeur Jean-Paul Olinger, l’Union des Entreprises Luxembourgeoises (UEL) fustige une proposition électoraliste qui ne prend pas en compte la réalité du manque de personnel au Luxembourg. Quant à Carlo Thelen, directeur général de la Chambre de commerce, il considère qu’une telle mesure anéantirait simplement l’attractivité économique du pays. L’étude “État des lieux des enjeux et des risques de la réduction du temps de travail” est alors commandée par le ministre.
Les enjeux et risques d’une réduction du temps de travail
Présentée le 25 avril, l’étude est réalisée dans le cadre d’une convention entre le ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Économie sociale et solidaire (MTEESS), le Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (LISER) et l’Université du Luxembourg (UniLux, partenaire du LISER sur ce projet). On constate que la durée du temps de travail effective d’un salarié à plein temps au Luxembourg se situe dans la moyenne européenne, soit 1701 heures par an, avec une durée hebdomadaire de 40 heures, mais elle est plus élevée que dans les pays limitrophes comme l’Allemagne (1 677 heures) et la Belgique (1 495 heures) où la durée hebdomadaire est entre 37 et 38 heures, ou en France (1 544 heures) et ses fameuses 35 heures. On apprend aussi que deux-tiers des salariés du Grand-Duché souhaitent travailler moins. L’étude observe l’effet de la RTT sur la santé, le bien-être et la conciliation vie privée et vie professionnelle dans d’autres pays. Il ressort, par exemple, que pour les femmes, les tâches ménagères ou les activités de garde d’enfant ont pris une place plus importante que prévu. Avec la digitalisation du travail, on note le risque de travail en dehors des heures normales et le danger de perméabilité entre vie privée et vie professionnelle, dû au recours aux outils numériques.
Enfin, pour certains salariés, la RTT a augmenté l’imprévisibilité et la variabilité des horaires de travail à la suite de changements organisationnels et au multitâche, et d’autres estiment que leur travail s’est intensifié. Cette mesure, qui concernerait plus de 500 000 salariés au Luxembourg, aurait aussi pour finalité le partage de l’emploi, avec une baisse du chômage, et la croissance de la productivité et de la compétitivité. Or, les conclusions de l’impact de la RTT sur l’emploi et le chômage sont indécises et varient considérablement selon la nature des réformes, le pays concerné, le secteur d’activité et la situation économique. Enfin, l’effet de la RTT sur la productivité est ambigu. Selon l’International Labour Office (2004), la RTT permet d’être plus concentré et productif grâce au temps de repos gagné, d’être plus motivé, et plus efficace et créatif grâce aux loisirs productifs, mais ces effets concernent majoritairement ceux qui initialement ont des semaines de travail de 48h au moins. Bref, le rapport permet de lancer une réflexion sur la RTT mais n’apporte pas un positionnement franc et définitif à la problématique.
L’attractivité du pays, la vraie problématique
Alors que depuis 2016, le Luxembourg oeuvre à la promotion de son image avec une politique de Nation branding et un slogan LuXembourg, let’s make it happen, il faut rappeler la spécificité de son modèle dépendant à une main-d’œuvre non nationale. La question de l’attractivité y est fondamentale. En mars 2022, près de 74% des salariés travaillant au Luxembourg sont des non nationaux, 28,2% sont des résidents étrangers et 45,5% des travailleurs frontaliers. Le Luxembourg attire les salariés grâce à sa rémunération, des opportunités de carrière et un environnement international mais la pénurie de main d’oeuvre qualifiée, et non qualifiée, s’intensifie et la situation post-pandémie change la donne. Dans un contexte où la guerre mondiale des talents est déclarée, la RTT pourrait-elle avoir un effet levier pour pourvoir aux besoins spécifiques des entreprises, trouver les compétences disponibles et être capable de les retenir ? Il reste ensuite à déterminer l’ampleur et les modalités concrètes de cette réduction de travail.
Aux 36 heures ou 38 heures hebdomadaires évoquées sont déjà opposées par les entreprises des calculs de pertes de compétitivité : deux heures de travail prestées en moins, c’est une augmentation du salaire horaire brut de 5%, ou comme le tweete Jean-Paul Olinger de l’UEL, « 10 % de travail en moins pour 500 000 emplois, c’est 50 000 personnes de plus pour gagner le même salaire, hors logement et mobilité. Où les trouverait-on ? » Et qui paiera la facture ? Les entreprises avec une augmentation du coût de la main d’oeuvre et une potentielle perte de compétitivité ? Les salariés par une réduction ou un gel de salaire ? L’État en période de bonne santé économique avec un chômage faible ? Le projet de RTT soulève de nombreuses questions et promet des débats passionnés entre ses partisans et ceux qui misent tout sur la flexibilisation du temps de travail. Continuer à aménager le temps de travail et le rendre plus flexible est fondamental, reste à savoir si poursuivre ces adaptations post-COVID-19, nécessaires, sera suffisant pour que le Luxembourg conserve son attractivité.
Etat des lieux des enjeux et des risques de la Réduction du Temps de Travail