Depuis son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump multiplie les offensives contre les politiques de diversité, les sciences, la fonction publique fédérale et les médias traditionnels. Sa feuille de route ultra réactionnaire, est directement inspirée du think tank Heritage Foundation qui veut saper les fondements de la démocratie pour installer un régime autoritaire.
Rédaction : Fabien Grasser
La purge a commencé et se poursuit jusqu’à l’absurde : dans sa frénétique lutte contre les programmes de diversité, le Pentagone a effacé de ses sites internet une photo du bombardier B29 « Enola Gay », qui avait largué la première bombe atomique de l’histoire sur Hiroshima. L’avion avait été nommé ainsi par le pilote de l’appareil du nom de sa grand-mère. Le grand bûcher numérique n’a pas fait la distinction. Le mot « gay » est banni, comme le sont désormais sur l’ensemble de sites gouvernementaux fédéraux les mots femmes, LGBT, noir, diversité, genre, climat, environnement… La liste s’allonge de jour en jour au gré des décrets présidentiels et de la chimérique croisade contre le « wokisme » menée par le 47e président des États-Unis et les milliardaires qui l’entourent. Des dizaines de milliers de documents, dont des données partagées avec la communauté scientifique mondiale, ont disparu en quelques semaines.
Depuis sa prise de fonction, le 20 janvier, Donald Trump chamboule le jeu politique et économique mondial par des décisions brutales et des revirements inattendus, où l’ami du matin devient l’ennemi du soir et vice versa, où les menaces imminentes d’imposer de spectaculaires droits de douane sont remisées avant de brusquement ressurgir à l’agenda. Ces manœuvres ont amené les Européens à dégainer le carnet de chèque pour se doter d’une défense « autonome » qui, dans un premier temps au moins, se traduira par de colossales commandes à l’industrie militaire américaine, dont le vieux continent demeure en grande partie dépendant.
Soit très précisément ce que Trump avait exigé des Européens depuis son premier mandat.
Ces coups de billard à plusieurs bandes illustrent des stratégies a priori peu lisibles et semblant parfois tenir de l’improvisation ou de la déraison. Quoi qu’il en soit, elles contrastent avec la conduite sans ambiguïté et résolue de la guerre culturelle que Trump mène tambour battant depuis sa reconquête de la Maison-Blanche. Celle-ci passe par la fin des programmes DEI (diversité, équité et inclusion) dans les administrations et agences fédérales, le licenciement de dizaines de milliers de fonctionnaires, la censure de médias établis, la suppression de l’aide internationale ou les coupes sombres dans la recherche scientifique, quand elle contredit les thèses complotistes et s’oppose aux ambitions mercantiles du chantre Maga.
L’opposition est dans le coma
Ce substrat réactionnaire, encore disséminé lors du premier mandat de Trump, a été synthétisé dans le « Project 2025 ». Élaboré par le think tank Heritage Foundation, il est qualifié de fasciste par ses détracteurs. Concocté par les franges ultra-conservatrices et l’extrême droite américaines, ce document de plus de 900 pages est une feuille de route gouvernementale pour les quatre prochaines années. Elle préconise un renforcement du pouvoir présidentiel par l’affaiblissement des contre-pouvoirs démocratiques habituels, afin d’aboutir à un régime autoritaire. Parmi ses stratégies, figure la paralysie du système électoral par la multiplication à l’infini des recours judiciaires contre les résultats des votes. Se revendiquant du christianisme, le projet veut restaurer la place de la famille traditionnelle, démanteler l’État administratif (« un mastodonte de marxisme culturel »), protéger les frontières d’une immigration qualifiée de « criminelle » ou encore « garantir les droits individuels donnés par Dieu pour vivre librement ». Les droits des femmes – l’IVG en premier lieu – et les sciences sont des cibles privilégiées de ce programme. Lorsque des médias l’avaient révélé au cours de la campagne électorale, Donald Trump s’en était distancié par crainte de s’aliéner une partie de l’électorat, potentiellement effrayé par ce plan de destruction de la démocratie. Mais depuis le 20 janvier, la majeure partie des décrets signés par le président sont directement issus du « Project 2025 ».
L’opposition politique, la société civile et une large partie de la population américaine n’émergent que doucement du coma dans lequel les a plongées la réélection du milliardaire new-yorkais et la violence de ses premières décisions, relayées en direct depuis le Bureau ovale. Le vendredi 7 mars, sous la bannière Stand Up for Science, des milliers de chercheurs et d’universitaires sont descendus dans les rues américaines pour protester contre l’obscurantisme dans lequel la nouvelle administration tente de plonger l’Amérique.
L’initiative a été relayée par des scientifiques du monde entier dans leurs propres pays, tant pour marquer leur solidarité avec leurs collègues que pour alerter sur la diffusion d’une idéologie dont les partis d’extrême droite se passent particulièrement le relais en Europe. « Je n’en reviens pas d’être obligée de le dire : la science est importante », se désole une entomologiste dans le cortège formé ce jour-là, à Washington.
« Il n’y pas de liste officielle des sujets censurés », raconte pour sa part une chercheuse du National Institute of Health (NIH, Institut national pour la santé), qui reconnaît s’être autocensurée en écartant, dans un récent article, les passages sur les inégalités raciales face au changement climatique, terme désormais prohibé dans la littérature officielle.
« Le scalpel plutôt que la hache »
D’éminents scientifiques ont été empêchés de participer à des conférences internationales. Dans bien des cas, aucune interdiction formelle ne leur est signifiée, mais leurs déplacements sont entravés par des mesures parfois cyniques. Le plafond de dépenses sur leurs cartes de crédit professionnelles est ainsi limité à un dollar, rendant impossible l’achat d’un billet d’avion ou la réservation d’un hôtel.
Des milliers de scientifiques ont été licenciés, perdant emploi, salaire et couverture médicale. Les autres sont aux abois, craignant que ne s’abattent sur eux les foudres du Doge, le département de l’efficacité gouvernementale. Confié hors de tout mandat officiel à Elon Musk, cet organisme est chargé de tailler dans les effectifs de l’administration fédérale et de supprimer des agences dont la mission contrevient aux projets de Trump (en particulier celles dédiées à la protection de l’environnement et du climat). La plupart des décisions prises dans ce cadre sont illégales, s’accorde une majorité de juristes américains. Mais en attendant que justice passe, les dégâts sont considérables et il faudra des années pour reconstruire certains pans des services publics, détruits en l’espace de quelques semaines.
« Des milliers de scientifiques ont été licenciés, perdant emploi, salaire et couverture médicale. Les autres sont aux abois, craignant que ne s’abattent sur eux les foudres du Doge, le département de l’efficacité gouvernementale. »
Pour le seul mois de février, les suppressions d’emploi aux États-Unis ont grimpé de 245 % par rapport à février 2024 (+ 41 000 % dans la fonction publique). Les fonctionnaires, mais aussi les sous-traitants de l’administration ou encore les petits commerces et services entourant les grands ensembles administratifs, sont touchés. Un résultat catastrophique et impopulaire pour celui qui s’est fait élire sur la promesse de rendre leur pouvoir d’achat aux Américains. Aussi, Trump a-t-il demandé au patron de Tesla de lever le pied et d’utiliser « le scalpel plutôt que la hache ». L’image n’en demeure pas moins glaçante.
Elon Musk, qui s’est illustré par des saluts nazis lors de la soirée d’investiture de Trump, le 20 janvier, est aussi en pointe du combat pour la « liberté de la parole ». Cet autre cheval de bataille trumpien avait fourni à J. D. Vance matière à tancer les Européens lors de la conférence de Munich sur la sécurité, à la mi-février, leur reprochant de fouler au pied un droit fondamental. Dans leur collimateur se trouve la régulation du numérique, mise en place par l’Union européenne. Ils jugent que ces réglementations sont une entrave au business des géants de la tech. À leurs yeux, elles sont surtout un obstacle à la diffusion de leurs discours de haine contre les femmes, les LGBT, les minorités raciales, la démocratie. Cette régulation freine, sans les empêcher, la publication des fake news, qu’ils ont sacralisées en « vérités alternatives ».
Prison pour les fortes têtes
En mars, ces adeptes autoproclamés de la liberté de parole ont interdit les manifestations et actions de protestation dans les écoles, collèges et universités du pays, sous peine de voir suspendus leurs financements fédéraux. Et Trump a promis aux fortes têtes le renvoi définitif de leur établissement et la prison. Le peu de considération accordé à la liberté d’expression par le président et son clan se mesure aussi aux rétorsions dont font l’objet les médias qui rendent compte des actions du nouveau gouvernement.
La couverture et l’accès à la Maison-Blanche ont été restreints sinon interdits à plusieurs médias, à l’image de l’agence de presse AP. Membre depuis plus d’un siècle du pool de presse qui couvre l’actualité présidentielle, elle a été bannie en raison de son refus de nommer le golfe du Mexique « golfe d’Amérique », selon l’une des innombrables lubies de Trump. Des médias aussi prestigieux comme Reuters, le HuffPost ou le Tagesspiegel sont également proscrits.
« Le peu de considération accordé à la liberté d’expression par le président et son clan se mesure aussi aux rétorsions dont font l’objet les médias qui rendent objectivement compte des actions du nouveau gouvernement. »
Depuis 1914, le pool de presse de la Maison-Blanche était géré par la White House Correspondents Association. Mais le 25 février, le cabinet présidentiel a mis un terme à cet usage pour désigner lui-même les journalistes autorisés ou non à pénétrer dans le saint des saints. Les exclus ont été remplacés par des médias conservateurs traditionnels et surtout par une flopée de journaux, sites internet et télés qui se distinguent par leur contenu raciste, misogyne, homophobe, masculiniste, antivax ou complotiste. En somme, tout ce qui forme l’épine dorsale idéologique nauséabonde de la mouvance Maga. Un nouveau venu sort néanmoins du lot : la chaîne de télé NewsNation, plutôt modérée, pas spécialement proTrump, mais surtout connue pour sa couverture de l’actualité des ovnis… Une certaine vision de la liberté d’expression et une façon d’afficher son mépris vis-à-vis des médias établis, qualifiés de « woke », car travaillant selon les normes professionnelles de la vérification des informations.
L’inquisition lancée par Trump trouve ses relais dans la sphère des entreprises privées : Meta (Facebook, Instagram, etc.) Amazon ou encore Walmart ont volontairement emboîté le pas à l’administration en mettant fin à leurs programmes DEI, héritiers de la lutte pour les droits civiques dans le but de corriger les inégalités raciales, de genre ou d’handicap dans l’enseignement et le monde du travail. L’inclination de ces acteurs privés à suivre la nouvelle doctrine vise leurs intérêts commerciaux avec la perspective, pour les géants de la tech, de décrocher de juteux contrats avec l’État. Donald Trump boit du petit-lait, alors qu’il a érigé la soumission en mode de gouvernement. La boucle est cependant loin d’être bouclée : il va encore puiser de nombreux décrets dans le funeste « Project 2025 ».
Article initialement publié dans le Femmes Magazine numéro 265 d’avril 2025.