Par Cadfael

Au-delà de cette normalité sinistre que les médias confèrent au quotidien à la guerre en Ukraine et aux exactions innommables commises par les troupes d’occupation russes, il y a des destins individuels qui tentent malgré les difficultés de tenir le cap. La haine n’est pas leur compagne de route, mais un espoir fort qu’un jour ils pourront mener une vie normale.

Entre larmes et espoir

Les jeunes Russes, souvent brillants diplômés, qui ont eu la chance de sortir de leur pays, ont partagé ce 21 septembre dernier leur tristesse en pensant à leurs amis retenus à Moscou ou ailleurs dans le pays. Ce jour de septembre comme le 24 février dernier, confient-ils, représentent un déchirement et sont à marquer d’une pierre noire. C’est le 21 septembre dernier que le Kremlin décrétait une mobilisation « partielle » pour pallier le manque de chair à canon face à la contre-offensive victorieuse des forces ukrainiennes. C’est le 24 février de cette année de sang, jour de l’attaque de l’Ukraine que leurs vies comme celles de milliers d’autres jeunes, tant russes qu’ukrainiens ont basculées. Ils disent qu’ils ont eu de la chance de sortir de Russie à temps. Ils se sont transformés en « digital Nomad » avec des jobs correctement payés. Leurs amis n’ont pas su saisir cette chance à temps.  

Parmi eux, il y a les meilleurs diplômés des universités de Moscou, disent-ils. Avec la circonscription militaire forcée, il y a eu un mouvement de panique, la goutte de trop. Ceux qui n’avaient pas les moyens financiers nécessaires ou qui ne voulaient pas laisser leurs familles ou leur femme seuls dans un pays à la dérive ont décidé de partir en hâte, munis d’un passeport qui ne vaut plus grand-chose et de réserves d’argent liquide de secours, car les banques russes à l’étranger ne fonctionnent plus. Ils aiment leur pays et leur culture, mais ne sont pas prêts à payer de leur sang les folies d’un dictateur. Ils aiment l’Europe et sont avides d’apprendre. Pour eux, la guerre n’a pas de place dans une Europe ouverte, réflexion largement partagée dans les milieux des réfugiés ukrainiens, qui eux se battent pour leur liberté.

Un fleuve de réfugiés

Selon des sources officielles russes reprises dans la presse lettonne, depuis l’ordre de mobilisation, 261.000 hommes auraient traversé les frontières russes.  Depuis quelques jours, plusieurs centaines de jeunes diplômés russes parmi les meilleurs du pays ont trouvé refuge au Tadjikistan, Ouzbékistan, Mongolie, Georgie et autres ex-Républiques soviétiques avec leurs enfants et leurs épouses, certaines enceintes. Pourchassés par la police politique du régime et avec des moyens financiers limités, ils recherchent des points de chute en espérant les trouver dans nos économies occidentales qui manquent cruellement de gens hautement qualifiés dans des domaines pointus. Leur dilemme : se  fuir ou s’ils sont enrôlés,  traverser les lignes vers les forces ukrainiennes, une désertion moralement difficile. Mais avertissent-ils, la Russie est loin d’être anti-poutine et parmi les intellectuels il y en a également qui ne rêvent que de tuer des « ennemis ».

La morale ou la vie ?

Les jeunes que nous avons rencontrés sont désillusionnés, ils ne croient plus au pouvoir des protestations pacifiques. L’histoire récente semble leur donner raison : manifestations en Biélorussie, à Moscou et ailleurs dans l’ancien empire des prolétaires, réprimées dans la brutalité et en apparence sans résultat politique. Alors ils vivent et aimeraient aider leurs amis. En tant que digital Nomad, ils ont des jobs et vivent dans les valises avec trois pantalons et trois t-shirts et surtout un ordinateur performant. Même correctement rémunérés, la galère continue dans notre Europe tellement ouverte.  On y trouve ceux qui aident et accueillent les ressortissants qu’ils soient russes ou ukrainiens, mais également ceux qui profitent d’une fatigue et d’une méconnaissance des lois et de la langue. Le phénomène qui existe avec les travailleurs immigrés clandestins ou semi-légaux s’est consolidé depuis l’arrivée des premiers réfugiés ukrainiens.

Pour chercher un appartement, beaucoup d’agences demandent une avance de 500 euros non remboursables dans un pays où le salaire minimum tourne autour de 700 euros. Pour un terme de location d’un an, certains propriétaires demandent l’ensemble des douze mois payables en avance et en liquide. A 1500 euros par mois de loyer, cela fait un joli pactole, en sachant pertinemment que s’ils expulsent leurs locataires au bout de trois ou quatre mois l’ensemble sera perdu, la lenteur des tribunaux faisant qu’aucune solution ne sera trouvée avant des années. De jeunes réfugiés ukrainiennes ont fait la même expérience. Cherchant une colocation à deux, elles se sont vu doubler le loyer annoncé, déjà élevé, sous prétexte que l’appartement avait une double occupation.

Parfois se lève un vent d’espoir

Ils sont désillusionnés, mais gardent le moral. Zelenski, en excellent tacticien, a fait savoir dans une allocution télévisée et par l’intermédiaire de la presse et des réseaux sociaux, dès le soir du 24 septembre que « l’Ukraine garantissait à chaque soldat russe qui se rendait trois choses :

  • Qu’il sera traité de manière civilisée, dans le respect de toutes les conventions
  • Que les circonstances de la reddition resteront confidentielles et qu’en Russie personne n’apprendra « que vous vous êtes rendus volontairement »
  • Si vous avez peur de rentrer en Russie et ne voulez pas faire partie d’un échange de prisonniers, nous trouverons également une solution à cela »

La méthode à Staline

Les observateurs occidentaux constatent que la Russie n’a ni le temps ni les moyens de former les jeunes recrues et de les équiper correctement. Les informations qui fuitent le confirment. Ainsi une unité d’un millier d’hommes aurait été envoyée au front après un jour d’entrainement selon des observateurs occidentaux. Les réseaux sociaux diffusent des vidéos de baraquements insalubres et d’armes rouillées reçues par les mobilisés. D’après la presse lettone, ce ne sont pas 300.000 hommes que le Kremlin chercherait à recruter, mais 1.2 million. Selon les experts, la machine militaire ciblerait les minorités non russophones, musulmanes et les milieux socialement défavorisés. Les ressortissants de Sibérie et du Caucase seraient particulièrement ciblés. Cela semble confirmé par les analyses faites conjointement par la BBC et le site d’opposition russe Meduza sur des décomptes statistiques de morts identifiés.

Il y a fort à parier que le maitre de toutes les Russies prend exemple sur Staline qui, pendant la Grande Guerre antifasciste, envoyait des dizaines de milliers de troupes se battre, pauvrement avec dans leur dos des commissaires politiques, appelées « forces de barrage », qui abattaient tous ceux qui refusaient d’avancer. Les mouvements de protestations augmentent et semblent mieux organisés surtout dans les républiques périphériques comme le Daghestan, à majorité islamique. Les cocktails Molotov jetés dans les centres de recrutement n’ont rien de hasardeux. Ils cherchent à bruler les documents de mobilisation qui s’appuient largement sur du papier. Selon le magazine Fortune, citant des économistes russes, les conséquences économiques seront désastreuses pour le pays. Mais tout est en ordre, car le chef de l’Église orthodoxe a annoncé que les Russes qui mourraient au combat seraient pardonnés de tous leurs péchés. Il ne manque plus que les mille vierges d’une autre religion.