Texte : Cadfael

Illustration : AFP

Le 16 mai le Bureau du Procureur auprès du « Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles de tribunaux pénaux » a annoncé l’arrestation d’un des grands criminels de guerre en fuite. 

Génocidaire, âme damnée des massacres tutsis par les hutus, Kabuga Félicien, a été arrêté à 5h30 du matin à Asnières sur Seine où il résidait sous l’une de ses nombreuses fausses identités. Une fuite de plus de vingt ans est terminée ; pour l’instant peu de précisions sont connues, sauf qu’il est transféré aux Pays-Bas. Le Procureur a formellement remercié le Luxembourg ainsi que la France, les Pays-Bas, l’Autriche, la Suisse, les Etats-Unis, Europol et Interpol pour leur soutien à la réussite d’une opération qualifiée de sophistiquée, ce qui montre bien les soutiens dont disposait le personnage.

Que représente le mécanisme international de l’Onu

En 1990 le Conseil de Sécurité de l’Onu appelait de ses vœux, deux cours de justice destinées à juger des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des crimes de génocide : le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie qui fonctionnait de 1993 à 2017 et le tribunal pénal international pour le Ruanda, qui a fonctionné de 1994 à 2015. En 2010, le Conseil de Sécurité créait le « mécanisme résiduel » en charge de juger les criminels encore en liberté à partir du moment où ils auraient été appréhendés. Cette institution est également en responsable de l’application des peines et des procédures d’appel des criminels de guerre qui sont déjà jugés et détenus.

Qui était Kabuga Félicien ?

Né en 1935 dans des conditions modestes il avait, jusqu’à sa fuite en 1994, amassé une fortune considérable, en partie grâce à des commerces d’import export, qualifiés de douteux par les connaisseurs du milieu. Sa grande proximité avec les milieux dirigeants ruandais facilitait cette ascension. Deux de ses filles ont épousé des proches du président de l’époque, le Hutu francophile Juvénal Habyarimana qui présidait un pays marqué par un catholicisme conservateur.

Avec l’aide d’un réseau construit autour de l’épouse du président, Agathe Kanziga, il sera un des détonateurs des explosions de haine et de meurtre qui durant 100 jours marqueront ce pays à jamais. De manière très schématique les Hutus étaient des agriculteurs et les Tutsis des éleveurs, mieux éduqués plus riches et constituant une classe économiquement dominante. Selon des chercheurs universitaires, l’église catholique avait peur de voir cette classe mieux éduquée, basculer vers le communisme et dès 1950 elle diffusera dans ses lettres pastorales les bases d’une théorie religieuse et raciste anti-tutsis avec en conséquence les premiers pogromes.

Le financier du génocide

Dans ce cadre, Kabuga a planifié et soutenu financièrement la création d’un Fonds de défense nationale (FDN) et en tant que président du comité provisoire de ce fonds, il a activement préparé la constitution et l’armement de milices Hutus. L’acte d’accusation le place à la source de la logistique, comme de la gestion des massacres par les milices interahamwe, de jeunes hutus catholiques fanatisés, dont certaines unités étaient connues comme les interahamwe de Kabuga. Ses discours publics haineux et appelant au massacre constituent un autre point d’accusation. Il finançait et occupait également la fonction de président du « Comité d’initiative de la radio télévision libre des mille Collines (RTLM) » où lui et les animateurs et animatrices incitaient à la haine entre les communautés Hutu et Tutsi. La station de radio servait d’outil de propagande et diffusait des listes de noms avec les adresses des personnes à massacrer.

Il a ordonné des massacres de Tutsis et de certains Hutus qui protégeaient les premiers. L’acte d’accusation lui reproche également d’avoir financé l’achat de plusieurs centaines de milliers de machettes, On note l’importation dès 1993 via ses sociétés d’au moins 7 commandes de 25 tonnes de machettes, 500 000 en tout, selon certaines sources. Le 6 avril un attentat coutera la vie au président ruandais et mettra le feu aux poudres. Les milices, la garde présidentielle, la gendarmerie massacreront et violeront sous des forces militaires étrangères présentes et dépassées par le côté brutal et chaotique de la situation. D’avril à juillet 1994 il y aura, d’après l’Onu 800 000 morts, un million selon d’autres sources. Trop souvent oubliés : les 10 000 pygmées, c’est à dire un tiers de l’ethnie Batwa, qui perdront la vie dans cette folie humaine.

Un fugitif aux protections puissantes

Selon le quotidien suisse NZZ, Kabuga fera évacuer sa famille du Ruanda dès avril avec l’aide de militaires français. Il prendra la fuite en juillet 1994 vers l’ancien Zaire, aujourd’hui la République Démocratique du Congo. Au Zaire il demandera un visa Suisse, qu’on lui accordera. Le 22 juin il s’installera à Genève où son fils était diplomate et où se trouvaient déjà son épouse et ses enfants, et comme le précise le quotidien, tout cela grâce à l’aide de diplomates français. La famille y mène un train de vie très confortable avec résidence et hôtel. En août une plainte est émise devant les juridictions françaises pour génocide. Kabuga demande l’asile politique en Suisse, mais la Confédération veut se débarrasser de cet hôte devenu gênant. Au lieu de l’arrêter, ils le font expulser. La famille Kabuga refuse. La Confédération financera le vol vers Kinshasa. A partir de là, sa trace mène vers la Kenya où il est sous la protection du président Arap Moi. Il aurait vécu dans une des villas mis à sa disposition par le président. Au Kenya il aurait construit un petit empire financier et immobilier. En 2002 les Américains mettront sa tête à prix avec une prime de 5 millions de dollars. Un Kenyan qui avait tenté d’organiser l’arrestation de Kabuga sera retrouvé avec une balle dans la tête en 2003 dans un hôtel de Nairobi.

Tout cela malgré un mandat d’arrêt international émis en 1997. Kabuga ne restera pas en Afrique. Il échappera à une arrestation en France, on retrouvera sa trace au Luxembourg et en Allemagne où il se fera traiter médicalement. En Allemagne il échappera de justesse a une arrestation, car les policiers n’ont pas reconnu dans le vieil homme qu’ils avaient en face d’eux le génocidaire le plus recherché au monde. En 2018 il aura une nouvelle fois de la chance, (ou de bons amis), cette fois-ci en Belgique où les autorités espéraient l’arrêter lors de l’enterrement de son épouse, qui était tutsi.

Un revirement de politique sous Macron

L’assistance militaire de la France au président ruandais et la dualité des positions du président Mitterrand font aujourd’hui encore polémiques. L’année dernière le président Macron a ordonné l’ouverture des archives de l’époque.
 De nombreux points d’ombre demeurent concernant les complicités dont il a bénéficié. D’après Euronews, Agathe Kanziga, la veuve du président ruandais Juvénal Habyarimana, que la France a refusé d’extrader, et souvent présentée comme une des instigatrices des massacres, vit tranquillement en France dans un pavillon de la région parisienne. 

Elle est considéré comme très lié à la famille Kabuga, deux des filles Kabuga sont mariés à des fils de l’ancien président. Mitterrand était également un ami des familles. Il faut souligner que les intérêts économiques français dans la région sont particulièrement importants. Toujours est-il que grâce à une collaboration policière internationale cette arrestation a été rendue possible. Espérons que cette dynamique va se maintenir tant que tous les génocidaires ne seront pas présentés au « mécanisme résiduel ». Peut- être saurons-nous un jour, quels intérêts ont mené Kabuga au Luxembourg dans sa fuite ?