Par Cadfael
Depuis des temps immémoriaux, l’humain a développé des techniques visant à percer l’avenir. L’année nouvelle fixée au 1er janvier par Jules César en 46 avant notre ère est propice à l’interrogation. Les Romains dédiaient ce jour et le mois à Janus, dieu des portes et des commencements, dieu à deux faces, l’une tournée vers l’avant (l’avenir) et l’autre vers l’arrière (le passé).
Le mystère toujours insaisissable de l’avenir.
Aujourd’hui, on ne décrypte plus le cours des étoiles ou le vol des oiseaux. Le monde économique et politique a recours à de grosses têtes et des modèles mathématiques complexes. Cette approche s’avère souvent insuffisante. L’année dernière, Politico a révélé une approche plus imaginative mise en place lors du plus large exercice de prévision jamais organisé. Porté par le groupe de médias économiques « CNBC », il a bénéficié d’un support informatique unique à ce jour couvrant 300 acteurs-paramètres et une quinzaine de pays. Le sujet traitait les relations entre la Chine et les États-Unis. Orchestrées par John Grady, fondateur du cabinet de conseil « Canary group », diplômé de la Stern Business School de l’université de New York (NYU), les prévisions de son groupe sont qualifiées de correctes à 90 %. Ces dernières années, la CIA aurait utilisé ses services plus de 1200 fois sur des sujets couvrant 75 pays. L’approche de Grady et de ses associés est différente des simulations de type « war games » très prisées où des experts prennent le rôle de leaders politiques sur des sujets précis. Grady s’inspire de la théorie des jeux en suivant les enseignements du politologue Bruce Bueno de Mesquita, surnommé BDM, le pape en la matière, également professeur à NYU et à Harvard. Le groupe est d’avis que les experts font un travail de bas étage en matière de prévisions et que la pratique des exercices de simulation manque de rigueur : « un expert peut être très doué à disserter sur l’histoire de la Chine et à raconter de belles histoires sur de possibles futurs, mais cela ne traduit pas vraiment les choses. Ces experts ne sont pas meilleurs en prévisions qu’un chimpanzé au jeu de fléchettes ». Le modèle BDM se base sur une analyse des relations de pouvoir en partant du principe que le processus de prise de décisions est une bataille de personnes (pour ne pas dire d’ego) qui suivent leurs intérêts personnels et d’autoglorification ». Ce modèle est « plus porté vers une analyse de type scorpions dans une bouteille » !
Et encore.
La France et le Royaume-Uni se libèrent du confort offert par les traditionnels modèles mathématiques pour puiser dans la capacité infinie du cerveau humain à innover et à inventer. Le ministère de la défense anglais a contracté les politologues, enseignants et auteurs spécialisés en guerres modernes, Peter W. Singer, et August Cole, tous deux gratifiés du titre de « scientifiques fous » par les institutions de l’État-major américain spécialisées en guerres modernes et non conventionnelles. Singer est considéré par « Foreign Policy » comme un des 100 penseurs les plus influents en matière de sécurité.
Ils sont les initiateurs d’une méthode analytique baptisée « intelligence fictionnelle » à laquelle ont recours tant le privé que le public. Ils sont d’avis que les anciennes approches de prévision, d’innovation et de communication ne sont plus efficaces et que les temps sont murs pour innover en la matière en utilisant le pouvoir du narratif afin d’en extraire les leçons du monde réel, le tout avec comme objectif de visualiser et planifier pour l’avenir.
Red Team.
En France, l’Agence de l’Innovation de la Défense a une approche analogue. Son projet a été baptisé « Red team » probablement en allusion à une bataille à mener contre l’inertie et le confort de la pensée de groupe et du politiquement correct dans un avenir qui s’annonce peu conventionnel. Comme l’annonce son site web (redteamdefense.org), l’équipe est polyculturelle et éclectique : elle est composée d’auteur(e)s de romans et de scénaristes de films et de BD de science-fiction travaillant étroitement avec des experts scientifiques et militaires. On peut y retrouver des signatures connues comme DOA ou Xavier Dorison. D’autres ont préféré garder l’anonymat pour ne pas se faire insulter sur les réseaux par ces « antitout » révolutionnaires d’opérettes et vrais casseurs. Le but est « d’anticiper les aspects technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux de l’avenir qui pourraient engendrer des potentiels de conflictualités à horizon 2030 – 2060 ».
Et nous.
On peut écouter Albert Einstein qui disait : « Je ne pense jamais au futur. Il vient bien assez tôt ». Pour ceux qui continuent à se poser des questions et qui ne disposent pas des moyens sophistiques d’appréhender le futur, il reste la diverse variété des tarots ou les recours à un médium. Pour ceux qui regardent cette approche avec ironie, souvenons-nous que l’avenir est réservé aux dieux qui parfois y dissimulent des petites portes. En ce sens que la porte de 2024 qui s’ouvre garde sa part de mystère, mais également de bienveillance.
Photo : Nastya Dulhiier