À Luxembourg-Ville, certains appartements s’éternisent sur les sites d’annonces, quant à Esch-sur-Alzette une maison familiale trouve preneur en quelques jours. Un paradoxe révélateur d’un marché immobilier qui ne connaît plus de règle unique. Après l’euphorie des années de hausse et le coup d’arrêt brutal de 2022–2023, 2025 esquisse un redressement, fragile et contrasté : le neuf reste hors de portée, l’ancien regagne en attractivité, et la location devient le refuge de ménages en quête de solutions. Dans ce climat mouvant, l’État enchaîne les réformes : paquet logement, Pacte 2.0, encadrement des loyers… à la recherche d’un équilibre toujours instable. Décryptage d’un secteur devenu l’un des grands défis du pays.
Rédaction : Alina Golovkova
Un marché qui se stabilise, mais à prix fort
Après deux années de turbulences, les prix cessent de chuter mais ne repartent pas franchement à la hausse. La demande se reconstruit, plus sélective et attentive qu’avant. « Les transactions reprennent, mais les acquéreurs sont désormais extrêmement prudents. Ils comparent, négocient davantage et choisissent souvent des surfaces plus réduites pour rester dans leur budget », observe Maurits van Rijckevorsel, fondateur de Van Maurits Immobilière. Selon lui, le phénomène de downsizing est désormais ancré : « Les surfaces baissent, mais le prix au mètre carré reste élevé, notamment dans les zones centrales. »
Il insiste aussi sur la nouvelle posture des acheteurs : avant, il y avait une sorte de frénésie. Aujourd’hui, les gens prennent leur temps, posent beaucoup de questions, consultent plusieurs banques. C’est un marché plus rationnel.
Claudine Bemtgen, gérante d’Immo&Conseil, partage ce constat : « Les primo-accédants hésitent beaucoup plus qu’avant à franchir le pas. Le financement demeure une barrière importante, et nombre de ménages reportent leur achat ou se tournent vers la location. » Elle souligne également l’hétérogénéité du marché : « Certaines communes restent très demandées, d’autres voient les biens stagner. Le Luxembourg n’est pas un marché uniforme, et les écarts s’accentuent. » Elle note aussi que la psychologie joue un rôle important : beaucoup d’acheteurs attendent une stabilisation durable des taux avant de s’engager.
Si les investisseurs privés reviennent timidement, ils n’ont plus le rôle moteur d’avant 2022. « L’appétit pour le locatif est moindre », ajoute Maurits van Rijckevorsel, « mais certains se repositionnent sur des biens bien situés, anticipant une reprise progressive d’ici 2026. »
Locataires sous tension : loyers encadrés, offres limitées
La pression est plus forte encore sur le marché locatif. Depuis août 2024, la réforme du bail a instauré un cadre plus strict : loyer plafonné à 5 % du capital investi, dépôt de garantie limité à deux mois, partage des frais d’agence, encadrement de la colocation. Autant de mesures censées protéger les ménages, mais dont l’impact reste mitigé.
Sur le terrain, la rareté domine. « Les maisons en location sont devenues quasi introuvables, et quand elles apparaissent, elles partent très vite », relève Claudine Bemtgen. Résultat : les familles se tournent souvent vers des appartements plus petits que souhaité.
Maurits van Rijckevorsel confirme cette tension : « La demande locative reste très forte, mais l’offre n’évolue pas assez vite. Certains propriétaires s’adaptent aux nouvelles règles, d’autres préfèrent vendre plutôt que louer dans un cadre perçu comme contraignant. »
Il observe aussi un glissement des comportements : des ménages qui auraient acheté il y a cinq ans préfèrent louer aujourd’hui, en espérant que le marché devienne plus accessible, entretenant ainsi la pression sur le locatif.
Le co-living et les locations meublées gagnent du terrain, attirant une clientèle jeune et internationale. Mais cela réduit encore le parc destiné aux familles, et accentue la fracture entre une offre flexible, souvent chère et une offre classique, sous-dimensionnée.
Le Fonds du Logement : des ambitions fortes face à la réalité des chantiers
Bras armé de l’État, le Fonds du Logement a pour mission de créer une offre abordable, que ce soit à la vente ou en location. En 2024, il a livré 106 nouveaux logements, tout en lançant ou poursuivant la construction de 657 unités supplémentaires et en planifiant plus de 3 000 projets. Ces chiffres illustrent une dynamique réelle, même si les moyens financiers doivent encore suivre le rythme des ambitions affichées.
« Notre mission n’est pas de suivre le marché, mais de le contrebalancer », souligne le rapport annuel 2024.
Cependant les obstacles demeurent : foncier rare et cher, coûts de construction en hausse, procédures administratives longues. Malgré le Pacte Logement 2.0 et les partenariats avec les communes, la cadence reste inférieure aux besoins estimés à plusieurs milliers de logements par an. Le Fonds ambitionne de livrer 5 000 logements sur vingt ans, une perspective qui peine à rassurer les ménages en quête de solutions rapides.
Réformes en cascade : entre paquet logement, Pacte 2.0 et permis accélérés
Le paquet logement, adopté en 2024, a pérennisé le Bëllegen Akt (crédit d’impôt permettant de réduire les frais d’enregistrement lors de l’achat d’un logement) à 40 000 euros par personne. Certaines mesures temporaires, comme l’amortissement accéléré en VEFA (Vente en l’État Futur d’Achèvement, c’est-à-dire un achat sur plan) ou le régime favorable pour les plus-values, ont en revanche été limitées dans le temps et prolongées jusqu’au 30 juin dernier.
Le Pacte Logement 2.0 mobilise quant à lui les communes : plus de 300 projets ont déjà été validés pour développer l’offre abordable. En parallèle, une réforme de l’impôt foncier et un impôt national sur les logements vacants sont en préparation, tandis que certaines communes appliquent déjà des taxes locales sur l’inoccupation.
Enfin, le projet « Méi, a méi séier bauen » (« Construire plus, et plus vite ») ambitionne de raccourcir les délais administratifs : deux mois pour vérifier la complétude d’un dossier, quatre mois pour rendre une décision, avec à terme l’introduction progressive du principe du « silence vaut accord ».
atHome aux premières loges : le marché digital révèle ses fractures
Avec ses milliers d’annonces, atHome agit comme thermomètre du marché. « Ces deux dernières années, nous observons une reprise des prix, mais avec de fortes disparités régionales », note Fanny Pimentel, Head of Marketing d’atHome Group. L’Ouest tire le marché vers le haut (+10,5 % sur les appartements neufs en un semestre), le Sud connaît un net redressement, tandis que l’Est et le Nord restent à la traîne. « Les écarts entre régions n’ont jamais été aussi visibles. Certaines zones repartent franchement, d’autres stagnent, et cela crée un marché fragmenté où il est difficile de parler d’une tendance unique. »
Côté location, les annonces d’appartements ont bondi de +13 % en un an. « De nombreux propriétaires choisissent de louer plutôt que vendre dans un contexte incertain, tandis que des ménages privilégient la flexibilité du locatif », explique-t-elle. Les loyers des appartements progressent légèrement (+1,8 % ce trimestre), alors que les maisons, rares et très recherchées, affichent une volatilité marquée.
Les réformes influencent déjà les pratiques. « Nous constatons que de plus en plus d’annonces précisent clairement le montant de la garantie, le partage des frais d’agence, et que certains ajustent leur loyer pour rester dans les plafonds légaux », observe Fanny Pimentel. Selon elle, cette évolution traduit une professionnalisation du marché digital : « Les propriétaires savent que les locataires sont mieux informés, et adaptent leur communication en conséquence. »
Mais la reprise reste sélective. « Le paquet logement a eu un effet réel, notamment sur l’intérêt pour les biens en VEFA. Mais il faut rester lucides : les ventes en état futur d’achèvement restent deux fois en dessous des niveaux d’avant-crise. Nous voyons un regain d’intérêt, mais pas encore un retour massif », précise-t-elle.
Au-delà des chiffres, atHome s’attarde sur la psychologie des ménages. « Les acheteurs veulent être rassurés. Le retour de la confiance dépendra avant tout de la stabilité des prix et des conditions de financement. Si les taux se maintiennent à un niveau acceptable et que les prix cessent de fluctuer, alors nous pourrons espérer une reprise plus large. »
Pour l’instant, les signaux positifs (hausse du m², regain de programmes neufs, reprise des contacts acheteurs) coexistent avec des zones d’ombre : volumes encore faibles, fractures régionales persistantes. « Nous voyons un marché qui frémit, mais qui reste extrêmement fragile », conclut Fanny Pimentel.
Reprise sélective ou mirage ? Les signaux contrastés d’un marché incertain
La reprise semble être là, mais fragile. « Les acquéreurs reviennent, mais ils sont plus sélectifs que jamais », avertit Maurits van Rijckevorsel. Claudine Bemtgen met en garde contre un marché « à deux vitesses », où les contrastes territoriaux s’accentuent. Le Fonds du Logement, quant à lui, affiche des ambitions, mais reconnaît des contraintes structurelles : rareté du foncier, coûts, lourdeurs administratives. atHome, de son côté, lit dans ses données des frémissements encourageants mais insuffisants pour parler de véritable relance.
Une phase de transition donc : si les taux continuent de baisser et que l’offre publique s’accélère, un rééquilibrage serait possible. Mais pour l’instant, cela semble surtout être une stabilisation après la tempête.
Le logement luxembourgeois reste le reflet des contradictions du pays : attractivité et croissance d’un côté, pénurie et inégalités d’accès de l’autre. Derrière les chiffres, c’est tout un modèle qui interroge : jusqu’où le Grand-Duché peut-il concilier dynamisme économique et droit au logement pour tous ? Les prochains mois diront si la stabilisation de 2025 annonce enfin un rééquilibrage durable ou si le marché, fragile par nature, reste condamné à osciller au gré des taux, des réformes et des humeurs collectives. Entre espoir d’apaisement et crainte de nouvelles secousses, une certitude demeure : la question du logement restera au cœur du débat luxembourgeois.
Cet article a été publié initialement dans le Femmes Magazine d’octobre 2025, numéro 270.



