L’intention de Donald Trump d’annexer le Groenland se heurte à une fin de non-recevoir du Danemark, dont l’île arctique est un territoire autonome. La menace de Washington exacerbe les volontés indépendantistes des Groenlandais, qui ne veulent être « ni américains, ni danois » et place Copenhague face à son passé colonial et aux discriminations dont sont toujours l’objet les 57 000 habitants de la plus vaste île au monde.
Rédaction : Fabien Grasser
Le 6 janvier dernier, Donald Trump Jr. a débarqué au Groenland pour une « visite privée », quelques jours avant l’investiture de son père pour un second mandat présidentiel. Dans ses bagages, deux influenceurs de la sphère trumpiste qui ont illico arpenté les rues de la capitale Nuuk pour y distribuer des casquettes rouges MAGA et des billets de 100 dollars à des habitants choqués par ce geste d’un profond mépris. « On ne possède pas les gens, on ne possède pas la terre », balaye Paninnguaq Korneliussen, étudiante et jeune politicienne du parti indépendantiste Naleraq.
D’une superficie de 2,16 millions de kilomètres carrés et peuplé de 57 000 habitants, le Groenland est la plus vaste île au monde. Géographiquement, il fait partie du continent nord-américain. Politiquement, c’est un pays autonome intégré au Danemark et un territoire d’outre-mer associé à l’Union européenne (UE). Dans l’esprit de Donald Trump, le Groenland constitue un enjeu géopolitique majeur pour son pays. « Il nous le faut », martèle le 47e président américain, chantre d’un nouvel expansionnisme territorial, qui vise également le Canada et le Panama. Il justifie son appétence pour ce territoire par des motifs de sécurité nationale et par les richesses minières et en hydrocarbures que recèlent le sous-sol et les eaux territoriales de l’île.
Pour Washington, le Groenland joue un rôle déterminant dans sa défense anti-aérienne depuis la guerre froide. En cas d’attaque nucléaire russe ou chinoise, les potentiels missiles visant les États-Unis passeraient prioritairement au-dessus de ce territoire recouvert à 80 % de calotte glaciaire. À ces fins, l’armée américaine y possède déjà la base militaire de Pituffik, dont la commandante a été limogée le 11 avril après avoir émis des réserves sur les critiques portées par le vice-président, JD Vance, à l’encontre du Danemark. Sous l’effet du réchauffement climatique, la fonte des glaces arctiques ouvre par ailleurs de nouvelles routes maritimes au nord et Donald Trump estime que les navires russes et chinois y pullulent déjà, présentant à ses yeux une menace sécuritaire majeure.
Autre enjeu d’importance, la richesse d’un sous-sol qui demeure quasiment inexploité et attise une convoitise croissante. Lithium, graphite, tungstène, cuivre, or ou uranium – dont l’exploitation est interdite depuis 2021 – font partie des minerais qui attisent les appétits comme source d’approvisionnement alternative, notamment pour la transition énergétique.
Trump manie le bâton et la carotte
Les terres rares, dont le Groenland posséderait les deuxièmes réserves au monde après la Chine, cristallisent également les appétits. Leur extraction se heurte toutefois à de multiples obstacles géologiques, climatiques et environnementaux. Elles exigeraient de colossaux investissements, y compris en infrastructures routières, dont le pays est quasiment dépourvu, les liaisons s’effectuant principalement par ferry. Mais selon l’Institut géologique américain, seules 1,5 million de tonnes de terres rares, sur 36 millions, seraient exploitables.
Quoi qu’il en soit, en bout de chaîne, ces minerais sont aussi bien utilisés dans les ordinateurs, les téléphones, les éoliennes, les drones ou les avions de chasse. Pour l’heure, la pêche constitue la première richesse économique du Groenland, représentant plus de 90 % de ses exportations, principalement à destination du Danemark.
Depuis des semaines, le locataire de la Maison-Blanche manie le bâton et la carotte pour tenter de ramener le Groenland dans l’escarcelle américaine. Parmi ses options, il envisage l’annexion pure et simple par la force militaire, à laquelle le Danemark serait bien incapable de s’opposer. Face au refus de Copenhague de lui vendre l’île, Donald Trump a réitéré à plusieurs reprises son intention de distribuer 10 000 dollars à chaque habitant avant de les intégrer aux États-Unis, leur promettant « richesse et prospérité ».
Tant Copenhague que ses alliés de l’UE opposent une fin de non-recevoir au projet d’appropriation de Washington, violant les règles du droit international. « Vous ne pouvez pas annexer un autre pays », a lancé la Première ministre danoise, Mette Frederiksen, depuis Nuuk, à l’occasion d’une rare visite d’un chef de gouvernement danois au Groenland.
Séisme politique intérieur
Sur le plan intérieur, les visées du milliardaire ont provoqué un séisme politique, alors que les Groenlandais étaient appelés aux urnes le 11 mars dernier. Le scrutin législatif a été largement remporté par deux partis indépendantistes, un projet auquel la population adhère à plus de 90 % depuis de nombreuses années. La large victoire des démocrates (centre-droit) et de Naleraq (gauche indépendantiste) a évincé les deux partis qui dominaient la vie politique ces dernières années et envoyé un message clair aux Américains : le Groenland n’est ni à vendre, ni à prendre.
Seul parti à adhérer au projet trumpiste, Qulleq n’a recueilli que 1,1 % des suffrages des 30 000 votants. Quant aux libéraux d’Atassut, qui refusent l’indépendance vis-à-vis du Danemark, ils demeurent également confinés aux marges du spectre politique, avec un score de 7,5 %. Là encore le message est clair : ni États-Unis, ni Danemark.
Si l’indépendance est la perspective, le chemin prôné pour y parvenir diffère d’un parti à l’autre. Alors que les démocrates y voient un processus long à mener en étroite association avec Copenhague, Naleraq est en faveur d’une rupture rapide et radicale.
En 1867 et en 1940, les États-Unis avaient déjà proposé au Danemark de racheter le Groenland, sans succès. En 2019, Trump avait remis le couvert, évoquant « un vaste projet immobilier » pour le pays. Mais personne ne l’avait alors pris au sérieux et Copenhague n’avait pas fondamentalement changé sa relation à son territoire autonome. Il en va tout autrement depuis quelques semaines. L’offensive américaine place les Danois face à leur passé colonial et aux fortes inégalités sociales qui affectent toujours les Groenlandais, dont 20 % vivent sous le seuil de pauvreté. Le pays affiche l’un des taux de suicide les plus élevés au monde et l’espérance de vie des hommes atteint à peine 70 ans.
Stérilisation forcée
Soumis à la domination danoise depuis plus de trois siècles, le Groenland a accédé à un statut autonome en 1979, qui s’est progressivement renforcé. Le territoire est ainsi souverain en matière d’éducation ou de santé, mais reste sous tutelle danoise pour ses politiques étrangère, monétaire et de défense.
Le budget du gouvernement local est abondé à 50 % par le Danemark dont les transferts – surtout sociaux – pèsent pour un quart du PIB. La vie économique et administrative reste largement aux mains des Danois et d’une élite groenlandaise qui en a adopté le mode de pensée, coupés de la réalité sociale et culturelle de la majorité de la population.
La brutalité coloniale du passé se perpétue par le placement dans des familles danoises d’enfants groenlandais dont les parents sont jugés inaptes à assurer l’éducation, une mesure abolie par Copenhague au mois de janvier.
Entre 1966 et 1970, le gouvernement danois a mené une campagne de stérilisation forcée qui a touché plus de 4 500 femmes et adolescentes par la pose de stérilets, le plus souvent à leur insu. Le but était de réduire la démographie groenlandaise afin de limiter les subventions danoises versées au territoire.
« L’offensive américaine place les Danois face à leur passé colonial et aux fortes inégalités sociales qui affectent toujours les Groenlandais, dont 20 % vivent sous le seuil de pauvreté. »
Une étude menée auprès de jeunes groenlandais ayant les moyens de poursuivre des études supérieures au Danemark révèle que plus de la moitié d’entre eux se sentent victimes de discriminations et de stéréotypes qui les présentent en alcooliques chroniques, aux mœurs primitives. Copenhague vient d’adopter dans l’urgence un plan doté de 4,7 millions d’euros pour lutter contre ce racisme. Des prises de conscience bien tardives et opportunistes face aux velléités de Trump.
Une rare manifestation
Depuis une vingtaine d’années, cependant, la population de l’île se réapproprie massivement sa culture, qu’elle érige en fierté. En 2009, le Groenlandais, une langue inuite, est devenue la langue officielle du pays. Elle cohabite aujourd’hui avec le danois et avec l’anglais, qui est enseigné dès la première année scolaire, et dont les plus jeunes se sont emparés, notamment sous l’influence d’Internet. Les tatouages traditionnels, qui avaient presque disparu, sont à nouveau ouvertement arborés sur les visages des jeunes hommes et des jeunes femmes.
Le 21 février dernier, dans un pays où les manifestations sont rares, 1 000 habitants de Nuuk, sur une population totale de 19 000, avaient protesté devant le Parlement contre la censure par la chaîne danoise DR d’un documentaire sur l’exploitation de la cryolite. Ce minéral, utilisé dans l’industrie de l’aluminium, du verre et de la céramique, a considérablement enrichi le Danemark. Pour les manifestants, il s’agissait autant de dénoncer la déprogrammation du documentaire que de faire entendre leurs voix dans le débat politique sur leur avenir, dont ils se sentent résolument exclus.
Pour nombre de Groenlandais, le chemin de l’indépendance passe par une exploitation accrue de leur sous-sol. Quand bien même les réserves s’avèrent modestes sur le plan mondial, elles pourraient assurer le fonctionnement du pays et garantir un niveau de vie décent à ses 57 000 habitants. « Nous ne voulons pas être américains, ni danois, mais groenlandais », a déclaré le nouveau Premier ministre, Jens Frederik Nielsen, au lendemain du scrutin législatif du 11 mars. Adepte d’une politique pro-business, le dirigeant politique de 33 ans se dit ouvert à toutes les propositions d’investissement, d’où qu’elles viennent. Une autre façon de décliner le plus connu des proverbes groenlandais : « Tu ignores qui est ton ami et qui est ton ennemi jusqu’à ce que la glace sous tes pieds se brise. »
Interview initialement publiée dans le Femmes Magazine numéro 266 de mai 2025.