Texte : CADFAEL

Henri Kissinger, un diagnostic lucide

 Presque inaperçu du grand public, le 3 avril dernier, certains grands quotidiens américains et internationaux publiaient une lettre de Henri Kissinger exprimant son diagnostic de la crise Covid-19. Ce politologue, professeur à Harvard, secrétaire d’Etat sous Richard Nixon, connu pour ses applications de la Real Politik et très contesté prix Nobel de la paix en 1973 pour ses efforts en vue d’une paix au Vietnam, demeure un coryphée en matière de rapports politiques. Son expérience et son érudition donnent un vernis particulier à ses analyses. Il écrit en substance que « les nations vivent ensemble et fleurissent dans la croyance que leurs institutions peuvent prévoir les calamités, bloquer leur impact et restaurer la stabilité. Lorsque la pandémie du Covid-19 sera terminée, les institutions de nombreux pays seront perçues comme ayant échoué. Que ce jugement soit objectif et juste n’est pas important. La réalité est que le monde ne sera jamais plus le même qu’avant la pandémie. Discutailler sur le passé ne rend les choses qui doivent être faites que plus difficiles. »

Nationalismes contre libéralisme intelligent

 Kissinger souligne que les dirigeants des pays « agissent largement sur une base nationale en matière de gestion de crise mais qu’en revanche les effets délétères en matière sociétale du virus ne connaissent pas de frontières. L’attaque sur la santé publique sera, espérons-le, temporaire, mais les désordres politiques et économiques occasionnés provoqueront des effets à long terme. Aucun pays ne pourra, grâce à ses seuls efforts nationaux surmonter cette crise, qui doit être vaincue par des visions globales et une collaboration internationale. »

« Depuis le siècle des lumières l’état légitime est sensé fournir aux citoyens de quoi satisfaire les besoins fondamentaux : sécurité, ordre, bien être économique et justice. La pandémie a fait resurgir une vision médiévale de l’Etat, celle d’une Cité entourée de fortifications à une époque où la prospérité est basée sur le commerce global et la libre circulation » souligne-t-il.

Comme on nous le rabâche au quotidien, les effets délétères surgissent de partout ; citons pèle-mêle : frontières closes, liberté de circulation et de réunion limitée, délation de voisinages en hausse, comportements sociaux comme vis à vis des pestiférés au moyen-âge à l’approche de quiconque, même de soignants, qui pourraient être soupçonnés d’avoir été en contact avec la bête. Outre Moselle, en Sarre, la semaine dernière on a hué et on a jeté des œufs sur des Français…

La grande noblesse des citoyens d’Europe

À côté de ces comportements imbéciles la situation actuelle est un formidable révélateur d’un énorme potentiel d’entraide et de courage démontré au quotidien par des hommes et des femmes de toute nationalité et de toute condition sociale, souvent aux métiers mal rémunérés. Soignants, pompiers, ambulanciers, personnel de supermarchés, éboueurs, conducteurs de bus, policiers, et beaucoup d’autres, héros au quotidien, anonymes, qui ont surmonté leur peur et ont pris la décision de marcher vers l’autre. Cette crise engendre de formidables élans de créativités : techniques afin d’improviser des machines médicales de secours, animations afin de rompre la monotonie des confinés, écoute via le web afin de soutenir ceux qui sont dans la détresse, actes de volontariat pour faire des courses, amener des repas… Un capital de noblesse caché au creux de nos sociétés a donc émergé.

Les institutions européennes délétères

Et l’Union Européenne où reste-t-elle ? Une Commission quasi absente, si ce n’est pour promettre des fonds qui d’une façon ou d’une autre, auraient dû être débloqués pour éviter à nos économies de partir en vrille. Que deviendront ces pays où la pandémie a montré que l’Europe voulue par les pères créateurs n’existe pas. L’Italie en est le symbole. Cette Italie qui était au berceau de l’Europe, et qui même si, sa tradition politique chaotique n’est pas ce qu’il y a de plus utile, méritait un traitement meilleur de la part des « grands » de l’Europe. Kissinger aura malheureusement raison sur certains points. Jean Asselborn, notre Ministre des affaires étrangères plaide pour une réouverture rapide des frontières en sachant que la situation actuelle est un poison non seulement pour l’Union Européenne, mais également pour les citoyens des pays membres guettés par les nationalismes.

Reconstruire l’Europe en lui donnant un supplément d’âme

La relance de l’économie, celle que nous avons connue jusqu’avant la pandémie, n’est pas non plus une fin en soi. Denis de Rougement, philosophe suisse et européen convaincu, écrivait en 1974 « que le principe qu’il faudrait inculquer dès l’enfance est que l’économie n’a pas sa fin en soi, mais au service de l’homme, et qu’elle servira l’homme quand elle s’ordonnera non plus au seul profit individuel, ni a la seule croissance du PNB, mais à un équilibre dynamique entre la personne, la Cité, et l’environnement naturel », aussi appelé BNB, pour Bonheur National Brut.

Un autre homme d’Etat écrivait « Il est difficile de nier que la Communauté Européenne n’a jamais été plus qu’une affaire de politique politicienne. Trop souvent les populations n’ont aucun motif de se sentir concernées, où tout au plus étaient-elles amenées à subir un peu plus malgré-elles ce qui se décidait dehors. L’Europe a besoin d’un supplément d’âme, d’un second souffle. Seulement par où commencer ? Tout est dans tout et tout se tient. Sommes-nous en présence d’engagements limités au gré de chacun, selon qu’il y est de grands ou de petits moyens ou intérêts, ou doit-il y avoir un engagement solidaire de tous, dans la même proportion ? » Ce second souffle, ce supplément d’âme, c’est le libéral Gaston Thorn qui le demandait en 1976. Il occupait à l’époque les fonctions de Premier Ministre et de Ministre des affaires étrangères et du commerce extérieur.

Le moment est peut-être venu de donner ce second souffle. Concluons avec Kissinger pour qui : « Le challenge historique pour les responsables consiste à gérer la crise tout en construisant le futur. Un échec équivaudrait à mettre le monde en flammes. »

 

 

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