Joana Vasconcelos est une artiste contemporaine portugaise reconnue à travers le monde pour ses sculptures géantes, colorées, et audacieuses. Un hélicoptère en plumes roses, un lustre en tampons, ou un Solitaire en jantes dorées… Un Vasconcelos se reconnaît entre mille. Avec un style percutant piqué d’ironie et d’excentricité, son art passionne les foules autant qu’il questionne le statut de la femme, la société de consommation ou l’identité collective. Avec ses projets d’envergure, elle marque l’histoire en attirant 1,6 million de visiteurs à Versailles tandis que son exposition au Guggenheim Bilbao fut l’une des plus visitées de l’histoire du musée. Nous avons rencontré cet artiste hors du commun qui ne s’arrête jamais de dessiner, même pour nous parler. 

PHOTOGRAPHIES : FRED ERNST – KUNSTHAL ROTTERDAM

Il y a quelques semaines, les Luxembourgeois ont pu découvrir une théière géante installée au milieu du Glacis, que faisait-elle là ?

J’étais invitée à participer à la Foire d’Art contemporain organisée à Luxembourg et nous avons choisi d’exposer la théière, car c’est une pièce qui marche très bien à l’extérieur. Les passants pouvaient s’asseoir à l’intérieur, en totale immersion dans l’œuvre.

La plupart du temps il est interdit de s’approcher ou de toucher une œuvre d’art, mais pas chez vous, pourquoi ?

Car ce sont des pièces qui ont une interaction différente des œuvres plus classiques. Ce sont des œuvres finies par le public, son intervention est fondamentale pour donner du sens à la pièce. La théière n’est pas la même œuvre si l’on n’entre pas à l’intérieur. J’invite le public à faire partie de l’œuvre et à s’intégrer dans l’expérience artistique.

Aujourd’hui, vous êtes renommée pour votre faculté à détourner des objets du quotidien pour leur donner une seconde identité. Comment définiriez-vous votre travail ?

Je travaille au quotidien avec plusieurs thèmes et démarches conceptuelles. Je fais un détournement du quotidien, de la féminité, de l’identité de la femme. J’utilise des icônes et des symboles de cette identité, puis je les transforme dans une nouvelle identité en posant des questions sur la place de la femme dans la société ou sur la consommation par exemple. Ensuite, l’interprétation du public fait partie de mon travail, souvent elle n’est pas la même que la mienne, mais j’ai appris que ce que j’avais à dire n’était pas le plus important. L’essentiel c’est que mon œuvre soit suffisamment ouverte pour que chacun, selon son identité, son âge ou son pays, puisse interpréter l’œuvre selon sa culture.

Est-ce l’idée ou le matériau qui amorce un projet ? Quelles sont vos inspirations ?

Tout est possible ! Ça peut être une démarche à partir de l’objet, ça peut être une idée, et même une commande, ce n’est jamais la même chose. Pour le cœur rouge (Red Independent Heart, ndlr) je suis partie d’une idée liée à la tradition portugaise du Fado qui était chanté dans les restaurants à l’époque. Quand les gens n’avaient pas beaucoup d’argent, ils remerciaient l’hôte en chantant, alors tout le monde posait ses couverts pour écouter. C’est cette tradition qui m’a donné envie de créer une pièce de joaillerie avec des couverts en plastiques. D’autant, qu’elle fait écho à une autre tradition du nord du pays selon laquelle les jeunes filles de 18 ans paradaient avec les bijoux de la famille pour se montrer à la société et le cœur est spécifique à cette fête traditionnelle. C’est un ensemble d’influences.

Il semblerait que les femmes vous inspirent justement. Nombre de vos œuvres s’appellent Simone, Marilyn ou encore Madame du Barry. Pourquoi ?

Je fais toujours référence à une femme importante dans son époque. Avec la série des Valkyries, je rends hommage à une femme du lieu où je vais exposer. Par exemple, lors de mon passage au Guggenheim Bilbao, j’ai choisi Egeria, la première touriste du monde. Elle a relié Bilbao à Jérusalem en l’an 380 et a laissé des écrits sur son périple. Elle n’était pas très connue, mais très inspirante. Simone ça pourrait être beaucoup de femmes, il y en a des tellement dans l’histoire…

Votre art est en grande partie féministe. Que cherchez-vous à dire de la femme contemporaine à travers lui ?

Aujourd’hui, la femme joue un rôle entre le domaine privé et le domaine public, entre la famille et la tradition d’un côté, et un rôle professionnel, plus actif, plus sensuel de l’autre. C’est cette dualité que je veux représenter à travers mon art. 

Pour parler des femmes, vous avez créé une série de Valkyries, des sculptures géantes inspirées de la mythologie norvégienne. En quoi devons-nous nous reconnaître en elles ?

Les Valkyries sont des déesses guerrières qui redonnaient la vie aux braves guerriers dans le Walhalla, la terre des dieux. Cela veut dire qu’elle avait le pouvoir du choix, le pouvoir de transformer leur destin. Et je trouve cette mythologie très intéressante, car il est rare de trouver des femmes qui soient déesses et guerrières en même temps, et je crois que les femmes d’aujourd’hui sont une espèce de Valkyries entre les différentes versions de leur vie.

Vous êtes la première femme à avoir exposé à Versailles en 2012 où vos immenses escarpins brillaient de mille feux dans la Galerie des Glaces. Qu’est-ce que cela fait d’exposer des centaines de casseroles là où il n’y en a jamais eu, au beau milieu de la Cour du Roi Soleil ?

C’est très bien, car ça parle de cela justement : le rôle que la femme contemporaine joue aujourd’hui et que les femmes de la Cour n’ont jamais eu. Si tu étais riche, tu habitais à la Cour et tu ne cuisinais pas, si tu étais pauvre, tu t’occupais de la famille dans d’autres conditions. C’est bien de poser cette question à Versailles, car c’est un lieu où les rôles de la société étaient très bien définis, c’est ici qu’on peut se demander que sont devenues les femmes après la Révolution française. C’est aussi une évidence par rapport à Marie-Antoinette qui n’était pas Française, mais qui a dû perdre sa tête pour transformer le monde.

En revanche, la directrice du château qui était Catherine Pégard, a refusé La Fiancée, votre œuvre principale. Comment avez-vous vécu ce choix ?

Je l’ai très mal vécu, car c’est une femme qui a refusé une pièce qui est le symbole des femmes. C’est une pièce très importante pour moi, c’est celle que je montre le plus au monde depuis 20 ans. Je me suis dit que les grands problèmes du machisme et de l’affirmation de la femme venaient surtout des femmes. J’en ai eu la preuve en essayant de montrer une pièce qui parle de l’intimité de la femme, de son identité, de la liberté sexuelle. Mais elle avait un discours très conservateur et visiblement on ne peut pas montrer de tampons à Versailles.

Est-ce que l’art n’a pas justement vocation de déranger, de susciter des réactions chez celui qui le regarde ?

Oui, c’est l’objectif de réveiller des émotions, la pensée et d’ouvrir les portes de l’interprétation. Tout cela fait partie de l’œuvre d’art et c’est important de déranger d’une façon positive.

Quels sont les sujets les plus urgents à aborder selon vous aujourd’hui ?

Je travaille beaucoup sur le thème de l’eau. C’est un luxe de consommation et nous ne comprenons pas ce luxe d’avoir de l’eau partout chez nous, alors que beaucoup n’ont pas cette chance. Je fais pas mal de pièce qui ramène cette conscience et cette nécessité de s’occuper de notre planète. Je fais aussi d’autres démarches dans la violence, la communication ou encore la consommation.

Il y a peu de femmes dans le monde de l’art contemporain, mais si vous deviez citer quelques-unes de vos influences, qui seraient-elles ?

J’aime bien des personnages importants comme Louise Bourgeois, Nicki de Saint-Phalle ou encore des artistes portugaises talentueuses. J’aime surtout les artistes qui rajoutent quelque chose à notre histoire.