Avec la nomination de Kristrun Frostadottir à la tête du gouvernement islandais, les deux postes les plus importants du pays sont désormais occupés par des femmes, après l’élection d’une présidente, en août dernier. La coalition échafaudée à l’issue des législatives de novembre est surnommée les « valkyries », car les trois partis qui la composent sont dirigés par des femmes. Cette situation unique au monde reflète la lutte pour l’égalité menée par les femmes islandaises depuis les années 1970.
Texte : Fabien Grasser
Le parcours de Kristrun Frostadottir est fulgurant. Entrée en politique il y a seulement quatre ans, l’ancienne économiste et journaliste avait pris la tête du parti social-démocrate Alliance deux ans plus tard, avant d’être nommée Première ministre, le 21 décembre dernier. Âgée de 36 ans, elle est la plus jeune dirigeante de l’histoire de l’Islande et elle incarne une profonde volonté de changement politique exprimée lors des élections législatives anticipées, tenues sur l’île le 30 novembre.
En recueillant plus de 20 % des suffrages, sa formation a obtenu quinze sièges sur les soixante-trois que compte l’Althing, le Parlement islandais, dont la fondation date de 930. Pour former une majorité de gouvernement, Kristrun Frostadottir s’est alliée avec les centristes du Parti de la réforme et avec le Parti du peuple, dont la ligne attrape-tout prône à la fois progrès social et lutte contre l’immigration. Cette association singulière illustre une culture poussée du compromis politique, propre à l’île, permettant un jeu ouvert de coalitions.
Dans ce pays de moins de 400.000 habitants, la personnalité des dirigeants compte souvent autant, sinon davantage, que leur étiquette politique. Pour sa part, la nouvelle Première ministre définit son gouvernement comme de centre-gauche.
L’autre singularité de cette association réside dans le fait que chacun de ces trois partis est dirigé par une femme, ce qui vaut à la coalition le surnom de « valkyries », du nom des divinités qui servaient Odin, le maître des dieux dans la mythologie nordique. Cette situation est involontaire, affirme Kristrun Frostadottir, tout en estimant « qu’il existe un certain type de dynamique lorsque trois femmes sont réunies ». Ses deux alliées, Thorgerdhur Katrin Gunnarsdottir et Inga Sæland siègent à ses côtés dans un cabinet dont sept membres sur onze sont des femmes.
CINQUANTENAIRE DE LA « GRÈVE DES FEMMES »
Si l’on ajoute à cela l’élection d’Halla Tomasdottir à la présidence du pays en août dernier, tous les postes clés de l’État sont désormais occupés par des femmes. Cet avènement de dirigeantes politiques coïncide avec le cinquantième anniversaire de la « grève des femmes ». Le 24 octobre 1975, 90 % des Islandaises avaient cessé le travail, refusé d’accomplir la moindre tâche domestique et manifesté pour dénoncer de criantes inégalités salariales avec les hommes et leur difficulté à occuper des emplois, alors qu’elles assumaient l’essentiel de la gestion familiale. Ce mouvement avait ouvert la voie à l’élection de la première femme présidente, Vigdis Finnbogadottir, qui occupa cette fonction essentiellement honorifique de 1980 à 1992. Les femmes islandaises sont à nouveau descendues dans les rues de la capitale, Reykjavik, en 2023, toujours pour revendiquer la reconnaissance de leur rôle dans l’économie nationale, mais aussi pour protester contre les violences sexuelles et de genre.
« De toute évidence, les gens veulent voir des changements dans le paysage politique », a relevé Kristrun Frostadottir au soir de sa nomination. La dirigeante sociale-démocrate a doublé le score de son parti par rapport au scrutin législatif de 2021. Surtout, elle a évincé les conservateurs du Parti de l’indépendance et les libéraux du Parti du progrès, les deux formations historiques qui se partageaient le pouvoir de façon presque ininterrompue depuis près d’un siècle. Le scrutin a donné raison aux observateurs qui avaient prédit un séisme politique au pays des volcans. En récoltant 19 % des voix, le Parti de l’indépendance a réalisé le pire score de son histoire.
Kristrun Frostadottir promet de renouer avec les classes moyennes au détriment de
« l’élite », en donnant la priorité au logement, aux aides sociales et à l’emploi. Cette formule agit comme « le meilleur antidote contre l’extrême droite », assure-t-elle.
En 2021, ce dernier avait formé une coalition avec son partenaire historique auquel s’était adjoint le Mouvement des verts et de gauche. Au fil des mois, les compromis étaient devenus impossibles à négocier entre ces partenaires aux divergences de plus en plus irréconciliables. La coalition avait fini par éclater au printemps dernier. En entonnant un discours hostile à l’immigration, le Premier ministre conservateur Bjarni Benediktsson s’était définitivement aliéné ses partenaires écologistes, les plus à gauche sur l’échiquier politique islandais. Depuis plusieurs années, le pays a largement ouvert ses portes à une main d’œuvre étrangère, nécessaire pour le fonctionnement du secteur touristique, qui pèse pour 15 % du PIB.
POLARISATION DU DÉBAT POLITIQUE
L’île de l’Atlantique Nord n’échappe pas à la montée des idées d’extrême droite, qui gagnent du terrain sous l’effet d’une détérioration de la croissance économique. Le débat se polarise et les partis politiques, dont les programmes furent longtemps presque interchangeables, éclatent et se fractionnent sous l’effet de leurs désaccords. Pour autant, le sujet de l’immigration a été quasiment absent des débats et des programmes électoraux des législatives. Et c’est bien l’économie et l’état de leur portefeuille qui préoccupent avant tout les Islandais. Pour freiner l’inflation qui a parfois atteint 8 % ces dernières années, la banque centrale avait brutalement relevé ses taux d’intérêt entre 2022 et 2023, passant de 2 à 9,25 %. Sans surprise, cette décision a freiné l’économie. Les Islandais ont longtemps figuré sur le podium de tête mondial pour leur revenu par habitant, mais depuis une quinzaine d’années, ils assistent à l’érosion progressive de leur pouvoir d’achat. Les prix du logement ont de surcroît explosé au cours de la dernière décennie, tandis que le système de santé, longtemps l’un des plus performants, a souffert de coupes budgétaires. La multiplication des éruptions volcaniques (sept en douze mois) et les évacuations de population qu’elles ont entraînées ont également pesé négativement sur la santé économique du pays.
En réalité, le déclin a débuté en 2008 avec la crise financière mondiale, qui avait frappé l’île de plein fouet, alors qu’elle avait basé sa prospérité sur un secteur bancaire dont le financement était adossé à une dette colossale. Quand le château de cartes s’était effondré, le gouvernement avait été contraint de nationaliser les principales banques du pays. Parmi celles-ci figuraient Kaupthing et Landsbanki, dont la faillite des filiales luxembourgeoises fut fracassante.
« C’EST AU PEUPLE DE LE DIRE »
Pour favoriser l’économie, sur laquelle règne une quinzaine de familles, les gouvernements successifs avaient déplacé la charge fiscale du capital vers les ménages à partir des années 1990. Kristrun Frostadottir, la nouvelle première ministre, s’engage à replacer l’humain au centre de l’action politique, rappelant qu’il s’agit d’une valeur fondamentale de la sociale-démocratie.
Elle promet de renouer avec les classes moyennes au détriment de « l’élite », en donnant la priorité au logement, aux aides sociales et à l’emploi. Cette formule agit comme « le meilleur antidote contre l’extrême droite », assure-t-elle.
Sa formation d’économiste, son passé professionnel dans la finance à Londres et aux États-Unis, puis son poste de chef économiste de la chambre de commerce islandaise ont contribué à renforcer sa crédibilité auprès de l’électorat.
Si elle se défend de vouloir mener une politique purement féministe, elle promet néanmoins « un nouveau type de gouvernance, en termes d’orientation politique et en termes de genre ». Un cap auquel adhèrent également ses alliées de coalition, avec lesquelles Kristrun Frostadottir partage la conviction qu’elles trouveront des compromis sur les sujets les plus clivants, comme la fiscalité ou l’immigration.
Les trois partis se sont également entendus sur la tenue, en 2027, d’un référendum sur la relance des négociations pour l’adhésion de l’Islande à l’Union européenne, totalement interrompue depuis 2015.
Les sociaux-démocrates d’Alliance sont traditionnellement pro-européens, tandis que le Parti du peuple, dirigé par Inga Sæland, ne veut pas voir l’Islande amarrée à l’UE. Mais cette divergence n’est en rien problématique aux yeux de Kristrun Frostadottir, pour qui « ce n’est pas à nous de le dire, c’est au peuple de le dire, c’est un pas en avant nécessaire ».
Article initialement publié dans Femmes Magazine n°263 édition de février 2025, à retrouver ici.