Par Fabien Grasser

Femmes et jeunes iraniens se soulèvent contre le régime des mollahs depuis mi-septembre et le décès de Mahsa Amini, tabassée à mort, car elle portait mal son hijab. Ils réclament la fin de la République islamique qui impose sa dictature à travers des lois religieuses qui cadenassent la vie du peuple iranien. Leur slogan « Femme, vie, liberté » est un projet politique visant l’instauration d’une démocratie dans laquelle il ne saurait y avoir de liberté sans libération préalable des femmes.

Une vague de contestation déferle sur l’Iran depuis le 16 septembre. Le mouvement s’est déclenché spontanément après la mort de Mahsa Amini, une jeune femme de 22 ans arrêtée trois jours plus tôt par la police des mœurs et décédée après son passage à tabac dans un commissariat de la capitale, Téhéran. Son crime : des mèches de cheveux dépassant de son hijab, le voile imposé par le strict code vestimentaire de la République islamique.

La révolte a d’abord éclaté dans le Kurdistan iranien, au nord-est du pays, d’où Mahsa Amini était originaire. Les manifestations ont vite gagné les grandes villes du pays à la faveur de rassemblements dans lesquels les femmes apparaissent en première ligne avec un slogan devenu viral : « Femme, vie, liberté ». Des images totalement inconcevables dans l’Iran des mollahs font le tour du monde via les réseaux sociaux : on y voit des jeunes femmes, les cheveux libérés, danser et chanter autour de brasiers dans lesquels elles jettent leur voile. Autant d’interdits sévèrement punis par les lois religieuses du pays. Pour les manifestantes, rapidement rejointes par les hommes, le hijab est devenu le symbole des interdits qui verrouillent la société iranienne depuis 1979, quand le clergé chiite a confisqué le pouvoir après la révolution qui avait entraîné la fuite du Shah. La révolte agrège également des décennies de frustration politique face à la dictature islamique, amplifiée par une crise sociale qui frappe de plus en plus durement les Iraniens dans leur quotidien.

Le mouvement succède aux soulèvements devenus récurrents depuis 2018. Mais cette fois, les revendications sont révolutionnaires, les manifestants réclamant l’abolition de la République islamique, la séparation entre pouvoir politique et spirituel. Dans les cortèges, ils scandent « mort au dictateur » en direction du Guide suprême de la Révolution, l’ayatollah Ali Khamenei, le réel détenteur du pouvoir. Fait inédit, c’est aussi l’islam en tant que tel qui est rejeté dans ce pays régi depuis 43 ans par la charia, la loi de Dieu qui ne saurait être contestée puisqu’elle s’impose par son origine divine.

Sans grande originalité, les mollahs attribuent la révolte à une manipulation orchestrée par les Etats-Unis et « l’ennemi sioniste », c’est-à-dire Israël. Surtout, ils lâchent leurs chiens de garde, policiers et miliciens, qui avaient tué au moins 250 personnes à la mi-octobre et en ont arrêté des milliers d’autres, promis aux geôles et à la torture.

La diaspora ballotée entre espoir et anxiété

Ailleurs dans le monde, la diaspora iranienne, estimée à quelque 3 millions de personnes, suit de près les événements, ballotée entre espoir et anxiété. « Franchement, il y a des jours où c’est vraiment difficile de sourire aux clients qui entrent dans le restaurant », reconnaît Behzad. Cet Iranien de 34 ans, originaire de la province du Kurdistan, est arrivé en France en 2015 pour y compléter ses études et tient depuis quelques années un restaurant dans l’agglomération de Metz.  Étudiant, il avait participé aux grandes manifestations contre la réélection tronquée de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République islamique en 2010 : « La répression avait été très dure, on a pris des coups et ça n’a pas abouti. Mais la jeune génération ne reculera pas, car elle sait qu’il n’y a rien à attendre du pouvoir, qu’il n’y a rien à négocier, que la seule solution c’est la chute du régime. »

Au fil des semaines, la contestation d’abord menée par de jeunes adultes s’est élargie aux écoles, mobilisant adolescentes et adolescents, dont plusieurs dizaines ont payé de leur vie leur audacieux soulèvement. « Avant, quand il y avait des exécutions ou des morts dans les manifestations, on connaissait le nom des victimes, parfois accompagné d’une photo d’identité, mais on ne savait rien de leur vie. Avec cette génération, c’est différent, car ils ont tous des comptes Instagram et on peut savoir ce qu’ils attendaient de cette révolution, les critiques qu’ils adressaient au régime et plus simplement ce qu’ils aimaient dans leur vie d’adolescent, qui étaient leurs amis, leurs espoirs. C’est d’autant plus insupportable et révoltant », s’attriste Behzad.

Les Iraniens qui descendent aujourd’hui dans la rue revendiquent l’avènement d’une démocratie librement choisie par le peuple, libéré du carcan de la dictature et de la religion, instrument de domination aux mains des dignitaires du régime. « Les Iraniens vivent une double vie : dans la rue, ils font semblant de se conformer à la loi islamique, mais à la maison, les femmes oublient le hijab et les hommes boivent de l’alcool », poursuit Behzad. « On nous impose une séparation stricte entre femmes et hommes dès qu’on entre à l’école, à l’âge de six ans. Le résultat est qu’une fois adulte, on est incapable de communiquer entre nous. Ce système fait de nous des malades mentaux. »

« Pas de liberté sans libération des femmes »

La charia prive les femmes des mêmes droits que les hommes. Devant un tribunal, la voix d’un homme vaut le double de celle d’une femme, dans les héritages une femme perçoit toujours moins que ses frères, etc. La discrimination s’étend à tous les aspects de la vie. Dans la rue, la tenue vestimentaire des femmes est le marqueur le plus visible du régime islamiste et y déroger vaut amende, prison ou coups de fouet. « Femme, vie, liberté », les trois mots scandés dans les manifestations est dès lors plus qu’un slogan, c’est un projet politique dont se sont emparés femmes et hommes.

« On nous impose une séparation stricte entre femmes et hommes dès qu’on entre à l’école, à l’âge de six ans. Le résultat est qu’une fois adulte, on est incapable de communiquer entre nous. Ce système fait de nous des malades mentaux. »

Ce slogan trouve son origine dans le Rojava, le Kurdistan occidental, dans le nord de la Syrie. Alors que Bachar el-Assad a perdu le contrôle de la majeure partie du territoire syrien, une coalition de partis et associations Kurde établit en 2015 un nouveau système de gouvernement dans la région, inspirée du programme du PKK, le Parti turc des travailleurs du Kurdistan. Basé sur l’autogestion et l’économie de l’entraide, ce « confédéralisme démocratique » s’affiche comme anticapitaliste, écologiste et surtout féministe. Il vise l’abolition du patriarcat sous toutes ses formes et confie aux femmes des pouvoirs équivalents à ceux des hommes. « Il ne peut pas y avoir de liberté sans libération des femmes », proclamaient les Kurdes du Rojava avant d’être écrasés par l’armée turque en 2018 et 2019.

Ce slogan est aujourd’hui repris par les Iraniens et le fait que Mahsa Amini était originaire du Kurdistan iranien où la révolte a éclaté en premier n’est pas anodin. Peuplée en bonne partie de sunnites, la région est l’une des plus pauvres du pays et aussi des plus discriminées sur le plan politique et culturel. Elle est aussi l’une des rares et peut-être la seule où subsistent dans la clandestinité des partis politiques structurés, dont le PJAK, lié au PKK turc. Pour nombre d’analystes, la clé de la révolte actuelle se trouve au Kurdistan et ils estiment que si la contestation s’y impose, elle triomphera dans tout le pays et fera chuter le pouvoir islamique.

« Mais ce ne sera pas facile, car le régime en est bien conscient et c’est donc au Kurdistan, et particulièrement dans sa capitale Sanandaj, qu’il use de la répression la plus féroce », observe Jean-Pierre Perrin. Ce journaliste français couvre le Moyen-Orient depuis plus de 40 ans et s’est rendu à d’innombrables reprises en Iran depuis l’accession des religieux au pouvoir. « Les tenants du régime restent soudés et ils parient sur l’épuisement du mouvement, d’autant qu’il a du mal à gagner en ampleur, poursuit-il. Il faut du courage pour aller manifester quand on risque la mort et de  nombreux Iraniens employés dans le secteur public hésitent à descendre dans la rue par peur de représailles. » Pas sûr pour autant que le mouvement soit voué à l’échec : « L’écrasante majorité des manifestants sont jeunes et ils ne se fatigueront donc pas si vite. S’ils arrivent à renverser le régime, cela peut avoir des conséquences dans toute la région, car l’Iran y est souvent perçu comme un modèle. »

Des sanctions sans réelles conséquences

En Europe, la révolte des Iraniens a suscité un vaste mouvement de solidarité de la société civile et des condamnations souvent a minima de la part des dirigeants politiques. Pour tenter d’infléchir la position européenne, quelque 400 Iraniens se sont rassemblés le 17 octobre devant le bâtiment du Conseil européen à Luxembourg, où étaient réunis les chefs de la diplomatie des pays de l’UE qui devaient notamment décider de sanctions contre les mollahs. Mais en fin de compte, seuls quatre organisations et une poignée de dignitaires seront sanctionnés, sans conséquence significative pour la survie du régime.

Le rassemblement sur le plateau du Kirchberg était principalement initié par l’Organisation des moudjahidines du peuple iranien (OMPI). Ce parti est sujet à de nombreuses controverses, l’une des plus récentes portant sur ses liens avec le parti d’extrême droite espagnol Vox. Surtout, il pèse très peu dans le jeu politique iranien. Contrairement aux affirmations de ses dirigeants, son influence y est inversement proportionnelle à celle qu’il arrive parfois à exercer dans les médias et les milieux politiques occidentaux grâce à un habile lobbying. Ses responsables n’accordent qu’une importance secondaire au slogan « Femme, vie, liberté » et dissimulent mal leur irritation quand on insiste sur la dimension féministe de cette révolte.

A l’écart du rassemblement, Anahita brandit une pancarte proclamant « Free Iran ». « On veut des actes et pas seulement des discours, la voix des Iraniens doit être entendue », tranche la jeune femme de 24 ans pour expliquer sa présence devant l’institution européenne au Kirchberg. Elle dit son inquiétude, car depuis cinq jours, elle n’arrive plus à joindre ses amis en Iran alors que les autorités y ont sévèrement restreint le fonctionnement d’internet. Originaire du sud de l’Iran, elle vit depuis 9 ans à Cologne où ses parents sont exilés. Au contraire des militantes de l’OMPI, elle ne porte pas le hijab et ses longs cheveux retombent sur ses épaules. Assez vite, elle dit « n’avoir aucun lien avec ces partis dont la présence me met mal à l’aise ».

Quand on lui demande si elle veut un jour rentrer dans son pays natal, son visage s’illumine d’un large sourire : « C’est mon plus grand rêve ». Un idéal partagé par Behzad depuis son restaurant de Metz quand il évoque « la magnifique couleur dorée qui éclaire les paysages iraniens au coucher du soleil ».

Puisse leur rêve se réaliser.