À l’origine d’emblématiques parfums comme Le Male de Jean Paul Gaultier ou encore Eau Noire de Dior, Francis Kurkdjian est un des créateurs les plus audacieux de sa génération. Toujours aussi insatiable qu’à ses débuts, il partage son temps entre deux maisons : la sienne et Dior. Francis Kurkdjian nous livre, avec beaucoup d’humilité, ses inspirations, sa vision de la création et toutes les subtilités que renferment le quatrième et tout nouvel opus de sa collection, Aqua Cologne forte. Pour sa sortie, Smets accueillera un pop-up spécial, au flagship de Strassen.

© François Roelants

Après avoir travaillé pendant plusieurs années pour d’autres marques, vous avez finalement fondé votre propre Maison, avec Marc Chaya. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

Tout d’abord, petite précision, je n’ai pas finalement créé ma Maison. Rien dans ma carrière n’a été programmé. J’ai toujours suivi mon instinct, guidé par un seul sentiment : celui de bien faire les choses, et pour les faire bien, il faut se sentir libre. Ainsi, la création de Maison Francis Kurkdjian s’inscrit dans la logique d’une carrière débutée il y a plus de 25 ans, sachant que j’avais déjà exprimé ce besoin de liberté en ouvrant mon atelier de création de parfums sur mesure dès 2001. La Maison, cofondée en 2009 avec Marc Chaya, son président, porte mon nom car nous avions tous deux la volonté de mettre sous les projecteurs l’acte de création du parfum et, donc, son créateur. L’univers olfactif de Maison Francis Kurkdjian va au-delà des conventions. J’ai une totale liberté de créer et de tenir des partis pris artistiques et olfactifs forts. Je souhaite ancrer le parfum dans mon époque tout en conservant l’exigence de la tradition qui a fait la renommée de l’École Française de Haute parfumerie : la qualité sans concession, le sens du détail qui donne au produit une valeur incomparable.

Comment a émergé votre volonté de travailler dans la parfumerie ?

Je dis souvent que c’est la parfumerie qui m’a choisi. J’étais certes jeune, 14 ans, mais j’ai eu soudainement cette certitude. J’avais tenté d’autres voies qui n’avaient pas abouti mais grâce à un article de presse sur le métier de parfumeur tout s’est révélé à moi. Ce fut presque comme une délivrance car c’est devenu évidence. Je serai parfumeur, créateur ou compositeur de parfum. Je ne me suis plus jamais questionné sur ce choix, cela ne m’a plus jamais quitté, comme si c’était écrit.

Vous travaillez en parallèle en tant que directeur de la création parfum Dior, est-ce que vous arrivez encore à vous dégager du temps pour vous ? Comment jonglez-vous avec les identités des deux maisons ?

C’est quoi avoir du temps pour soi ? Et pour quoi faire finalement ? Mes journées sont rythmées mais riches de rencontres, d’envies, d’accomplissements. Entre Dior et ma Maison, mon univers créatif et intellectuel est large. Bien avant cette situation exceptionnelle dans le domaine du parfum, j’ai travaillé pour plusieurs maisons à la fois toute ma carrière. Aujourd’hui, je partage mon temps entre deux Maisons. Ce n’est pas plus difficile, loin de là ! Je dirais que c’est presque plus facile sur beaucoup d’aspects.

Vous avez signé des bombes olfactives comme Le Male de Jean Paul Gaultier ou encore Eau Noire de Dior, qu’est-ce qui vous inspire au quotidien ?

Il y a deux « moi ». Celui de la Maison Francis Kurkdjian et celui de Dior. Pour ma Maison, j’ai envie de parler de ce que je vois, d’aujourd’hui, de maintenant et de demain, d’ancrer le parfum dans ce XXIe siècle plein de contradictions, de révolution, de changements… De manière plus concrète, tout ce qui m’étonne, parle à mon imaginaire ou provoque une émotion, ou m’amuse même, peut être une source d’inspiration et me donne envie de partager. Les savoir-faire artisanaux, la danse, l’art classique, moderne et contemporain, la littérature, les codes de la Haute Couture, mais surtout notre style de vie et mon ressenti de l’époque actuelle m’inspirent beaucoup aussi. La culture en général, car j’estime que cela élève l’être humain, apporte du rêve, nous sort du quotidien. C’est ma mission. Donc j’essaie toujours de trouver une idée qui puisse avoir une résonnance universelle, qui puisse être comprise par toutes et tous, selon leurs propres sentiments.

« J’essaie toujours de trouver une idée qui puisse avoir une résonnance universelle »

Comment crée-t-on un classique de la parfumerie ?

Je crois que tout le monde cherche la formule magique. C’est le Graal ! À mon sens, un parfum classique doit avoir des qualités techniques et artistiques – sillage et signature – qui lui permettent de devenir dans un premier temps un best-seller mais aussi un tournant. Si son influence sur le marché persiste, il deviendra un chef de file et créera une lignée. Il est nécessaire également que la marque qui le porte fasse le travail nécessaire pour que le parfum ne « vieillisse » pas : c’est-à-dire donner le sentiment au consommateur qu’il est toujours d’actualité, année après année, décennie après décennie. À ce stade, c’est plus un travail marketing qui permet à la note de traverser les époques.

La ligne Cologne forte est largement inspirée des bienfaits de l’eau de Cologne. Comment décririez-vous la différence entre une eau de Cologne traditionnelle et une Cologne forte ?

Créée à l’origine en Italie par Jean Marie Farina, l’eau de Cologne est finalement devenue un nom générique pour décrire un type olfactif. À sa création au XVIIe siècle, elle était composée uniquement d’ingrédients naturels, principalement de notes de citron, de bergamote et d’orange, de fleur d’oranger et de notes herbacées telles que le thym, le romarin et la lavande. L’eau de Cologne traditionnelle est devenue depuis un thème classique de la parfumerie. Son renom repose sur la simplicité de son expression et de son minimalisme.

« Aqua Media incarne cette sensation d’équilibre et d’harmonie »

De fait, l’eau de Cologne a un attrait universel. À son origine, elle pouvait même être ingérée pour prévenir certaines maladies. La fraîcheur était donc émotionnellement et physiquement liée à la propreté. Elle était destinée à vous faire sentir bien, spirituellement et physiquement ; en plus de sentir bon. L’eau de Cologne n’a donc pas de tenue ni de sillage. Une Cologne forte, concentration créée par Maison Francis Kurkdjian, a, quant à elle, la fraîcheur de l’eau de Cologne et la tenue d’une eau de parfum. C’est donc un schéma classique réinventé, revisité et modernisé. La durée du sillage, trait distinctif de mes créations, permet de les qualifier d’eaux de parfum.

Le quatrième et nouvel opus de cette collection se nomme Aqua Media. Pouvez-vous nous le décrire ?

Dans la suite logique de la Collection des Cologne Forte, cette quatrième eau de parfum porte également un nom latin : Aqua Media. Et comme pour chaque Cologne forte, je lui ai octroyé une couleur, le vert. C’est la couleur médiane de l’arc-en-ciel, ce phénomène qui jaillit de la rencontre de l’eau et de la lumière, deux éléments clés de la Collection Cologne forte. Aqua Media, que l’on pourrait traduire par « l’eau du milieu », incarne cette sensation d’équilibre et d’harmonie. Elle ouvre une fenêtre sur un paysage verdoyant à la fraîcheur éternelle, comme un jardin caché, où coule une eau vive mais sereine. Je voulais que cette fragrance transmette la joie, de la vitalité et du bonheur à celui ou celle qui le porte.

Comment avez-vous procédé pour réaliser Aqua Media ? Qu’est-ce qui vous a amené à jeter votre dévolu vers des notes de verveine et de fenouil ? Comment les associez-vous pour créer une fragrance équilibrée ?

Aqua Media Cologne forte est une pièce totalement inédite au sein du vestiaire olfactif de la Maison. J’ai voulu mettre en lumière des facettes que j’affectionne particulièrement : les notes acidulées et anisées, presque appétissantes ! L’une de mes inspirations vient de mon rituel du matin : je prépare une infusion de feuilles de verveine qui me sert à ensuite à préparer mon thé Matcha. Cette idée m’est venue pendant que j’attendais que l’eau bouillante ne refroidisse et atteigne la bonne température. J’ai alors eu l’idée de faire une infusion de verveine puis d’utiliser cette eau parfumée pour préparer mon thé vert. Cette expérience m’a guidé pour cette nouvelle Aqua. Puis, après le temps de l’inspiration, vient celui de la création. J’ai gardé en note de tête l’essence de bergamote d’Italie, ingrédient fil rouge de cette Collection, pour l’accompagner d’hédione, molécule aérienne et lumineuse, en accord parfait pour donner du souffle au fenouil doux. Celui-ci se trouve au cœur de cette composition, en duo avec la verveine, deux notes très vertes et aromatiques. Je les ai soutenues en fond avec des muscs boisés pour accentuer la sensualité du sillage et ai ajouté une pointe de patchouli pour donner du volume et renforcer l’impression de fraîcheur. Cela donne une facette mousse verte, électrique et presque effervescente.