Le TOL s’est penché sur un texte d’un auteur du cru, Bernard-Marie Koltès, avec l’une de ses oeuvres majeures : Dans la Solitude des champs de coton.

Bob Marley résonne dans la salle.

Un dealer (Massimo Riggi), est assis au centre du plateau sur un parpaing gris, imposant, figé. Éclairé, presque trop, il est habillé d’un costume noir sur chemise blanche, au style élégant, presque trop également. Visage cassé, charisme fort, regard incisif, corps présent, pose ancrée, Massimo Riggi campe la scène comme s’il se jouait une performance artistique à la Marina Abramovic. Téléphone à la main, écouteur dans les oreilles, il attend. La musique qui résonne en salle est la sienne, cliché de celle qu’on associe à la consommation de substances illicites. Ainsi, la scène est plongée dans un drôle de premier degré avant même que tout commence.

Seul en scène, au milieu de cet inutile, le Dealer lance les premiers mots de la pièce avec malice, « si vous marchez dehors à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas… ». Riggi s’emploie à casser son mutisme avec un beau mélange de force et de tendresse, donnant à bouffer à notre attention. Et finalement tout s’enchaîne.

Perdu dans le couloir d’entrée du théâtre, un client (Joël Delsaut), col blanc, imper’ impeccable et mallette greffée à la main, s’approche d’une scène qu’il n’ose pas encore investir. La voix de Delsaut résonne à son tour, clouant l’auditoire en quelques répliques.

Les deux comédiens s’installent alors face à face, dans ce décor sobre, voire anecdotique. La pièce est lancée et sans regret nous restons bien assis au plus profond de nos sièges, attentifs et impatients.

Au plateau, la thèse et l’antithèse. Une relation de force d’abord simple, facilement compréhensible et puis, les mots viennent s’ajouter à ce rapport de force. Des mots qui fustigent le « basique » de la situation. Du Koltès. Rien de moins. Un dealer face à son client, en pleine vente ou se que l’on croit être une vente avant de se rendre compte que tout est incertain et que l’objet de quête des deux personnages leur est commun : le désir.

C’est un dialogue entre deux solitudes qui se joue, dans lequel s’enchainent des tirades longues mais puissantes, saupoudrées de punch line fantastiques qui occupent l’esprit des semaines durant : « mais que faire de son regard ? Regarder vers le ciel me rend nostalgique et fixer le sol m’attriste, regretter quelque chose et se souvenir qu’on ne l’a pas sont tous deux également accablants. Alors il faut bien regarder devant soi, à sa hauteur, quel que soit le niveau où le pied est provisoirement posé ». La prose de Koltès ne se résume pas à un rap d’intello, certes, mais clairement la maîtrise du verbe nous habite déjà, à peine la confrontation engagée.

La mise en scène bien trop statique n’empêche pourtant pas les deux comédiens d’exécuter à la perfection leur office. Le texte est incroyablement tenu, dit avec la rage, le pathétique, l’envie et le dégout qu’il faut, là où il faut. L’essentiel est là : deux comédiens lançant une prose théâtrale sculptée avec génie. Ainsi, Massimo Riggi fait entendre la violence et la précipitation d’un jeune loup, toujours avec justesse, face à un Joël Delsaut d’abord soumit, volontairement, revenant ensuite avec force – dans une dernière partie qui s’accélère – maître d’un personnage complexe.

C’est de l’existence dont il s’agit ici. La nôtre, celle des autres, celles qui nous interpellent aussi normées soient-elles. Et s’il y a bien du magnifique dans cette pièce c’est le traitement du propos. On y voit une joute verbale où l’angoisse est palpable. Entre deux voitures qui passent, rappelant les trajectoires contraires que chacun prend à sa convenance, les discours s’enchainent dans un cycle de parole ininterrompu, jusqu’à l’irrémédiable fin qui scelle la boucle :

« Le Dealer : S’il vous plaît, dans le vacarme de la nuit, n’avez-vous rien dit que vous désiriez de moi, et que je n’aurais pas entendu ?
Le Client : Je n’ai rien dit ; je n’ai rien dit. Et vous, ne m’avez-vous rien, dans la nuit, dans l’obscurité si profonde qu’elle demande trop de temps pour qu’on s’y habitue, proposé, que je n’aie pas deviné ?
Le Dealer : rien.
Le Client : Alors, quelle arme ? »

Dans un monde où nos adversaires sont à nos portes, dans nos rues, au pied de nos fenêtres, Dans la solitude des champs de coton, écrite il y a plus de 30 ans, nous donne une vision cruellement vraie de notre société. Ici, même si Pol Cruchten saisi cette vérité dans le fond bien plus que dans la forme, il n’empêche que cette dernière production du TOL a du chien, et s’impose comme immanquable.

 

Texte : Godefroy Gordet