La 14e édition du festival CinÉast débutera ce jeudi 7 octobre 2021 par la projection de l’incroyable Hive, premier long métrage de Blerta Basholli (hors compétition), largement récompensé au dernier festival de Sundance.
Par Sarah Braun
Hive est inspiré d’une histoire vraie. Celle de Fahrije, dont le mari a disparu durant la guerre au Kosovo. Si elle ne perd pas espoir de le retrouver, la vie, elle, doit continuer coûte que coûte. Pour nourrir sa famille, elle décide de passer son permis de conduire et de créer un commerce d’ajvar (un plat traditionnel kosovar, ndlr.), entraînant avec elle les autres femmes du village. C’est sans compter sur les hommes qui voient d’un très mauvais œil cette initiative. Hive est un film aussi poétique que puissant, qui aborde la douloureuse question de l’oppression du patriarcat et le long combat des femmes pour leur émancipation. Entretien avec la réalisatrice kosovare Blerta Basholli.
Qu’est-ce qui vous a amené à écrire ce scénario sur le massacre d’un village kosovar en 1999 ? Comment avez-vous connu l’histoire de Fahrije ?
J’ai d’abord entendu parler de Fahrije à la télévision. Elle était interviewée parce qu’elle avait réussi à créer son business et elle a raconté les préjugés dont elle avait été victime, simplement pour avoir obtenu son permis de conduire et parce qu’elle avait voulu travailler. Ce n’est qu’après l’avoir rencontrée que j’ai réalisé à quel point elle était un personnage intéressant, à quel point elle était forte et ce qu’elle avait vécu. Son mari avait disparu pendant la guerre, et non seulement elle souffrait de son absence au quotidien, sans perdre espoir de le retrouver, mais, en plus, elle devait faire face à la société qui la jugeait pour son travail.
Le silence est très important dans votre film. Signifie-t-il l’absence du mari ? Signifie-t-il le mur auquel l’héroïne est confrontée ? Quel sens lui donnez-vous ?
Le silence peut évoquer de nombreuses choses, mais dans notre film il est là pour signifier l’absence du mari de Fahrije. Cette absence est très présente. Le silence signifie également les épreuves qu’elle doit affronter, jusqu’à la guérison.
Pourquoi la femme a-t-elle choisi de faire de l’ajvar plutôt qu’un autre met ou ou que toute autre activité. Est-ce que cela a une signification particulière ?
L’ajvar est un condiment traditionnel que les femmes cuisinent pour l’hiver. Comme elles n’avaient pas reçu l’éducation ni n’avaient les moyens de réaliser autre chose, Fahrije a décidé de faire de la confection de l’ajvar une activité commerciale qui lui permettrait de trouver du travail pour elle et toutes les autres femmes. Quand elle a compris que les gens étaient intéressés par les produits « faits maison », elle a décidé d’en faire quelque chose, d’en faire un moyen d’émancipation.
Dans une scène du film, l’un des personnages prononce cette sentence : « École ou pas, elle est et reste une femme ». Est-ce vous qui parlez à travers ce personnage ? Partagez-vous cette vision pessimiste ?
Non, ce n’est pas moi qui parle. Les choses changent, et, heureusement, elles changent en mieux. Je ne partage pas la même vision, mais c’est malheureusement vrai pour beaucoup de femmes encore aujourd’hui, et pas seulement au Kosovo, mais dans de nombreux pays.
Avez-vous subi l’influence du patriarcat en tant que femme ? En tant que réalisatrice ?
Oui, en tant que femme, jusqu’à un certain point. Plus par les attentes de la société. En tant que réalisatrice, pas vraiment.
Vous êtes-vous sentie, tout comme les personnages féminins de Hive, opprimée par la société patriarcale ? Et si oui, est-ce que faire des films qui traitent de ce genre d’oppression vous permet d’échapper à cette condition féminine ?
Je ne pense pas m’échapper, plutôt m’exprimer. J’essaie d’exprimer ce que je pense à propos de différents sujets, et, surtout, j’essaie de susciter la discussion. Je vis dans une société patriarcale où on attend des femmes et des filles un certain type de posture, et c’est quelque chose sur lequel j’essaie de travailler chaque jour. Mais je ne peux pas dire que j’ai été opprimée. Il reste beaucoup à faire pour parvenir à l’égalité, au Kosovo comme ailleurs.
Comment voyez-vous le mouvement #metoo ?
Je le vois comme un mouvement très important, il devait se produire et je suis heureuse que ça ait été le cas, notamment après 2017 quand il est devenu viral et que de nombreuses femmes ont commencé à raconter leur histoire. J’ai vraiment été très choquée quand j’ai lu les premiers témoignages, notamment ceux des actrices d’Hollywood, non pas qu’elles étaient incroyables, mais parce que personnellement je n’en saisissais pas l’ampleur. J’étais terrifiée : si les actrices hollywoodiennes sont traitées de la sorte, alors à quoi pouvait-on s’attendre pour une femme dans un village éloigné. Pour quelqu’un qui n’a pas eu la chance de recevoir une éducation, et même de simplement connaître ses droits. Les femmes doivent s’exprimer, et surtout celles qui ont la possibilité de le faire. De cette façon, nous nous aiderons et nous nous motiverons mutuellement pour mettre fin à l’injustice.
Le rôle de l’artiste est-il de s’engager ? Vous considérez-vous comme engagée ?
Je le prends comme un rôle, je ne suis pas sûre que chaque artiste doive le faire, mais j’essaie à ma mesure.
En quoi la scène où les femmes dansent est-elle puissante ?
Pour moi, dans ce film, il est toujours question de sentiments contradictoires. Ces femmes se réunissent pour travailler, parler, pleurer, rire et danser. Elles sont parfois tristes, parfois heureuses, aussi heureuses qu’elles peuvent l’être. Elles sont aussi heureuses que cette danse puisse l’être, malgré l’absence de leurs proches, malgré les préjugés dont elles sont victimes parce qu’elles travaillent ou qu’elles conduisent.
Hive est aussi et avant tout un film sur l’espoir, n’est-ce pas ?
Il l’est, ces femmes me donnent de l’espoir, même aujourd’hui.
CinÉast 2021, Hive, projection le 7 octobre 2021, à Neimënster à 19h ; et le 9 octobre 2021 à 19h à Neimënster, dans le cadre de la « Women’s Event », suivi d’un ciné-débat.