En dialogue artistique

Commissaire d’expo, critique d’art, traductrice, Anastasia Chaguidouline, 30 ans cette année, a plusieurs cordes à son arc. Jonglant avec les langues, aimant la lecture et la performance, elle a pour philosophie de vie « être ouverte à tout ». Elle a pris les rênes de la programmation culturelle du Cercle cité l’an dernier. Elle se raconte lors d’une rencontre conviviale au légendaire café Interview qui a marqué l’adolescence de cette jeune femme féministe et engagée.

Où avez-vous grandi ? Qu’est-ce qui a marqué votre enfance ?

Je suis née à Brême, la langue allemande m’est d’ailleurs chère, c’est la première que j’ai apprise et elle reste ma principale langue d’écriture et de lecture. Je suis arrivée vers 4-5 ans au Luxembourg, j’y ai grandi, mais à l’époque, je voyageais beaucoup avec mon père, chanteur d’opéra, cela a marqué mon enfance. Au moment du lycée – j’ai fait l’Athénée – cela n’était plus possible et bien vite, les voyages m’ont manqué aussi dès que j’ai pu j’ai quitté le pays, j’avais l’impression qu’il était trop petit pour mes idées.

Vous dites être « un lien entre cultures occidentale et orientale », c’est-à-dire ?

Mes parents viennent d’Union soviétique, de la Russie d’aujourd’hui, mais mes racines sont mixtes, polonaises et Tatares, Russes et Ukrainiennes, avec un mélange de religions, de cultures, c’est fascinant. L’Union soviétique était d’ailleurs surprenante, un mélange de tellement de choses qui n’allaient pas bien ensemble. Mais on a rasé les cultures… Pendant mon adolescence, je n’étais pas en paix avec cela, je voyais que ma famille était très européenne, que mon père voyageait partout en Europe, j’étais heureuse d’être née en Allemagne et d’en partager la culture et même si je parlais russe à la maison, j’avais une grande distance avec cette langue. Quand j’ai commencé mes études, j’ai tout à coup compris que je ne pouvais pas me débarrasser d’elle et qu’au lieu de la voir comme une contrainte, je pouvais la prendre comme un lien et en faire un atout. A Zurich, j’avais commencé à travailler avec des artistes russes dissidents, en exil en Europe ou militants à Saint-Pétersbourg, j’étais contente de faire découvrir leur art au public.

Comment est née votre passion pour l’art ?

D’abord à travers mon père et l’opéra qui est un art complet. J’y suis revenue pendant mes études alors que j’étais focalisée sur la performance et son côté pluridisciplinaire. Mais ma rencontre avec l’art contemporain date du lycée et d’une sortie au Casino Luxembourg où j’ai rencontré Kevin Muhlen, alors curateur, que j’ai interrogé sur ce métier. Lors de mes études à La Haye, je me suis passionnée pour le travail d’amis artistes et j’ai compris que je voulais accompagner les artistes et écrire sur l’art.

Vous jonglez avec sept langues. Le plurilinguisme, une nécessité ou une passion ?

Une passion née d’une nécessité. Arrivée ici toute petite, j’ai dû apprendre le luxembourgeois. Le russe, avec lequel je communiquais avec mes parents, je ne l’ai jamais oublié. Vouloir parler avec les gens et pouvoir lire en langue originale, moi qui adore la littérature, m’a poussée à en apprendre d’autres, l’anglais puis, grâce à mon père, l’italien puis l’espagnol à l’école… Enfin, quand je suis arrivée aux Pays-Bas, il était hors de question de ne parler que l’anglais !

Curatrice, médiatrice, critique d’art, traductrice… comment finalement vous définissez-vous ?  Vous vous dites aussi nomade…

Nomade, je l’ai été très longtemps, je ne savais pas où était mon pays… Pendant mes études, j’ai beaucoup travaillé en médiation, j’écrivais aussi pour des journaux… Quant à la traduction, j’ai commencé dès 16 ans pour me payer des extra. Toutes ces activités sont complémentaires, mais commissaire d’exposition est ce que j’ai toujours voulu faire et c’est devenu mon métier. J’aime aussi écrire sur les expos, c’est un privilège et cela rend humble. Récemment, Ingo Niermann, auprès de qui j’ai appris à écrire, m’a demandé si j’écrivais ! L’écriture restera toujours dans ma vie.

Pourquoi avoir (re)posé vos bagages au Luxembourg en 2021 ?

On était en plein Covid, j’étais à deux doigts de commencer un doctorat à Amsterdam, quand le Casino Luxembourg m’a proposé un remplacement. Je m’y suis occupée de programmation pour tout ce qui est performance événementielle, cela me parlait. J’ai trouvé que le Luxembourg avait changé, il était plus international, plurilingue, la culture y avait explosé. À côté de cela, j’y apprécie toujours la proximité avec les amis, ce sentiment d’être ensemble et le fait de se sentir en sécurité en tant que femme.  

Vous êtes devenue responsable de la programmation culturelle du Cercle cité en juin 2022. Que vous apporte cette nouvelle expérience ?

Avec mon activité free-lance, ce qui me manquait surtout c’était le travail d’équipe. Je suis aussi contente de pouvoir assurer le commissariat de quelques expos, comme en ce moment celle dédiée à David Lynch, il y en aura une autre en fin d’année. C’est mon domaine d’expertise, c’est ce que j’aime faire.

Y a t-il un(e) artiste qui vous a plus particulièrement marquée ?

L’artiste suisse Miriam Cahn (ndlr : actuellement au Palais de Tokyo) me touche, je l’ai découverte à la documenta 14 de Cassel où j’ai travaillé, je me rappelle d’une salle avec ses peintures et dessins, ils traitaient de la violence faite aux femmes. Avec beaucoup d’empathie, l’artiste demande : „könnteichsein“. C’est très fort.

Karine Sitarz

Questions à la volée

Un coup de cœur : L’opéra « La Bohème » de Puccini, la musique, l’histoire, le style de vie qu’il évoque.

Un coup de gueule : L’intolérance, dans tous les domaines.

Un hobby : Cuisiner, j’adore faire du kimchi.

Une destination : Le Cambodge découvert récemment et que je recommande.